Réflexions sur l’histoire, l’idéologie et le politiquement correct à l’aune de l’indispensable essai double de Serafin Fanjul, Al-Andalus, l’invention d’un mythe. La réalité de l’Espagne des trois cultures. (L’Artilleur, novembre 2017, 715 pages).
« Que l’histoire ne soit pas une science comme les autres, à peu près tout le monde en est persuadé, sans compter ceux qui estiment qu’elle n’est pas une science du tout. Parler d’histoire n’est pas facile mais ces difficultés du langage introduisent au cœur même de l’histoire. » – Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Folio Histoire, Gallimard, 1988, p.179.
« (Historiens) Nous sommes des juges d’instruction, chargés d’une vaste enquête sur le passé. Comme nos confrères du Palais de justice, nous recueillons des témoignages, à l’aide desquels nous cherchons à reconstruire la réalité.
Mais ces témoignages, suffit-il de les réunir, et puis de les coudre bout à bout ? Non, certes. (…) Les témoins ne sont pas tous sincères, ni leur mémoire toujours fidèle : si bien qu’on ne saurait accepter leurs dépositions sans contrôle. Pour dégager des erreurs et des mensonges un peu de vérité et parmi tant d’ivraie mettre de côté un peu de bon grain, comment font les historiens ? L’art de discerner dans le récit le vrai, le faux et le vraisemblable s’appelle la critique historique. » – Marc Bloch, Critique historique et critique du témoignage, Amiens, 1914, in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Quarto Gallimard, 2006, pp. 99-100.
Serafin Fanjul est un universitaire arabisant espagnol, docteur en philologie sémitique, professeur de littérature arabe à l’université autonome de Madrid et ancien directeur du Centre culturel hispanique du Caire. Il est par ailleurs membre de l’Académie Royale d’Histoire d’Espagne. Al-Andalus, l’invention d’un mythe regroupe deux essais majeurs consacrés à l’Espagne musulmane, sa réalité historique et son image littéraire, médiatique et idéologique, restés jusque là inédits en France. Le premier, Al-Andalus contre l’Espagne, a été publié initialement en 2000 ; le second, La chimère d’Al-Andalus en 2004 ; les deux furent des succès de librairie en Espagne. Les excellentes éditions de l’Artilleur les publient réunis et légèrement modifiés, précédés d’une solide introduction d’Arnaud Imatz qui contextualise et remet en perspective ce pan de l’histoire et de l’historiographie espagnoles, la publication et la réception de ces études en Espagne et la place de leur auteur dans le paysage intellectuel, universitaire et médiatique espagnol.
Un travail d’historien
L’étude est absolument passionnante, indépendamment de son sujet, par sa qualité scientifique et littéraire. Le linguiste Fanjul fait une œuvre d’historien, tel que Marc Bloch en concevait la mission. Il sait mettre à profit sa grande connaissance de la langue et de la littérature arabes pour s’introduire « au cœur même de l’histoire. » Partant de l’image d’Épinal d’un al-Andalus (c’est-à-dire de l’Espagne musulmane avant la Reconquista, quelle que soit son étendue, variable au fil du temps) terre de cohabitation heureuse et en bonne intelligence entre les trois cultures, musulmane, juive et chrétienne, Serafin Fanjul retourne aux sources historiques et littéraires et fait littéralement un sort au mythe de l’Espagne des trois cultures[1]. Dans un argumentaire implacable et solidement étayé, l’auteur passe en revue toutes les lubies développées autour d’al-Andalus, critiquant les « experts » de tous bords en se basant sur les sources hispaniques et arabes, rappelant à chaque instant que l’histoire n’est pas manichéenne, et que la vérité historique est le fruit de recherches précises, pas d’élucubrations ou d’extrapolations non fondées.
Si nombre de faits peuvent être établis, leur interprétation reste délicate et soumise à tous les délires idéologiques du temps. Ainsi, Fanjul s’attaque aussi bien à l’Espagne fantasmée de Mérimée qu’aux idéologues du multiculturalisme et de l’autoflagellation qui font d’al-Andalus un âge d’or. Il est à noter, et c’est appréciable, que l’ouvrage est parfaitement équilibré. La neutralité et l’objectivité sont de mise autant que faire ce peut pour les faits. S’il arrive à Serafin Fanjul d’avancer une opinion ou une analyse qui lui est propre (donc subjective), c’est clairement exprimé : aucune confusion possible avec des éléments établis, aucun doute permis quant à la nature du commentaire.
« Les relations entre communautés étaient extrêmement tendues, avec leur lot de crises, de massacres et autres joyeusetés. »
D’autre part, Fanjul démonte merveilleusement l’utilisation idéologique contemporaine du mythe de l’Espagne des trois cultures, qui répond à des problématiques politiques d’aujourd’hui qui n’ont à peu près rien à voir avec l’histoire telle que définie par des historiens de la trempe d’un Bloch ou d’un Le Goff, si ce n’est avec son instrumentalisation. Pêle-mêle et entre autres, Serafin Fanjul montre que les traces de la langue arabe en espagnol sont minimes (à peine 10% des mots, à mettre en relation avec une présence musulmane de plusieurs siècles), que le flamenco, apparu au XIXe siècle n’a rien à voir avec al-Andalus (la Reconquista s’est achevée en 1492) et qu’il n’y a jamais eu de paradis multiculti dans l’Espagne sous domination musulmane. Les relations entre communautés étaient extrêmement tendues, avec leur lot de crises, de massacres et autres joyeusetés. Par ailleurs, la dhimma était la règle pour les juifs comme pour les chrétiens. Enfin, l’auteur montre que les rois catholiques ont tenté d’intégrer, avec les méthodes et les mentalités de l’époque, les morisques[2], mudejares[3] et les marranes[4], mais qu’il se sont heurtés au repli communautaire (concentration géographique, habitudes alimentaires, double jeu avec la religion, non-assimilation volontaire de la langue officielle…).
Intégration et anachronisme
L’expulsion des morisques et des marranes s’est faite après des décennies d’échec des politiques d’intégration. Ce qui ne signifie nullement qu’il n’y ait pas eu, ici ou là, des réussites et des succès, mais ceux-ci, même s’ils sont bien réels, ne sont pas représentatifs. Il n’y a pas eu de volonté de leur part de s’intégrer à l’Espagne catholique. Enfin, Serafin Fanjul examine toutes les traces culturelles, littéraires et artistiques revendiquées comme un héritage du temps béni d’al-Andalus.
« L’anachronisme et le relativisme sont des armes redoutables aux mains des idéologues. »
Malgré les cabales et les attaques ad hominem qu’il a subi en Espagne[5], les faits restent têtus. S’il est évident que plusieurs siècles de présence musulmane en Espagne ont laissé un héritage encore visible, ce dernier est gonflé et embelli à l’envi par une certaine gauche, que Fanjul qualifie de réactionnaire, au nom de son idéologie multiculturaliste ; quand il n’est pas nié purement et simplement par les tenants d’un héritage essentiellement wisigothique. L’anachronisme et le relativisme sont des armes redoutables aux mains des idéologues.
Un parallèle contemporain
Il est difficile de ne pas faire le parallèle avec la situation de la France. Étonnamment, cet ouvrage majeur de Serafin Fanjul n’a recueilli que peu d’échos dans la presse (essentiellement dans celle dite de « droite » ou de « réinformation », avec toutes les précautions d’usage). Lui épargner le sort connu par Olivier Pétré-Grenouilleau[6] et Sylvain Gouguenheim[7] est peut-être un moindre mal pour la personne de l’auteur. En revanche, cela est fort dommageable pour le débat intellectuel et la recherche historique.
Il est apparemment extrêmement compliqué en Espagne comme en France d’avoir un débat et un regard sereins sur notre histoire. Voilà le résultat concret de 40 années d’abrutissement et d’idéologisation de l’école. Ajoutez la révolution numérique (avec le retour des tricoteuses en version 2.0 et en toute impunité) et le développement de l’information de masse peu vérifiée (manque de temps, donc manque à gagner, nécessité de « faire du buzz » pour exister) quand elle n’est pas carrément manipulée (par les idéologues et les politiques de tous bords en fonction des besoins du moment). Il serait temps de laisser les (vrais) historiens travailler sur l’Histoire, qui n’est pas la mémoire, n’en déplaise aux soi-disant éternelles victimes de l’Occident[8] et aux tenants d’une histoire officielle, qu’importe le nom qu’on lui donne. Les lois mémorielles[9] sont catastrophiques et contre-productives ; ce sont des pierres lancées dans le jardin de la liberté de recherche, de débat et d’opinion. On ne rappellera jamais assez que les historiens français qui ont dévoilé la vérité sur le massacre de Katyn[10] auraient sans doute fait l’objet de poursuites judiciaires et été marqués du sceau de l’infamie médiatique pour négationnisme si la loi Gayssot avait été votée à l’époque. Et que la loi Taubira vous interdit de considérer que l’esclavage arabo-musulman ou intra-africain sont des crimes contre l’humanité. Seul l’esclavage pratiqué par les Européens aux XVIIIe et XIXe siècles l’est. Deux poids, deux mesures.
Manipulation historique à des fins politiciennes. Il faut dire, redire, clamer, scander, crier haut et fort la malhonnêteté intellectuelle et le déshonneur de ces lois iniques[11]. Le tour que prennent les débats politiques, sociétaux et culturels ne nous laissent hélas pas le loisir d’être optimistes quant à l’avenir de la liberté d’expression en France (la loi en gestation sur les fake news, comme le dit en bon français notre Président, n’est qu’un moyen de museler les interprétations dérangeantes, offensantes[12], voire incongrues, des faits, dans les médias et sur la Toile ; les fausses informations ont toujours existé, les citoyens éduqués font la part des choses[13]). Et comme le disait un vieux dégueulasse[14], « il n’y a que trois façons de s’en sortir : se saouler, se flinguer ou rire ».
[1]Mythe largement hérité du Romantisme du XIXe siècle.
[2]Musulmans convertis de gré ou de force au catholicisme après 1492.
[3]Musulmans vivant dans les royaumes chrétiens de la péninsule ibérique pendant la Reconquista, devenus morisques après un décret de 1502 leur ordonnant de se convertir au catholicisme.
[4]Juifs convertis de gré ou de force au catholicisme, appelés aussi convers ou judéo-convers.
[5]Dans son avant-propos pour le lecteur francophone, Serafin Fanjul fait état d’attaques violentes et de « critiques centrées quasi exclusivement sur (sa) personne, montrant l’incapacité (de ses détracteurs) à démonter des arguments de fond », et regrettant le recours « à l’argument ad hominem (et au) procès d’intention(…). »
[6]Un article du Monde sur « l’affaire » : http://www.lemonde.fr/societe/article/2006/02/03/le-collectif-dom-retire-sa-plainte-contre-un-historien-de-l-esclavage_737583_3224.html
Et les archives de l’association Liberté pour l’histoire : http://www.lph-asso.fr/index60f4.html?option=com_content&view=archive&year=2006&month=02&Itemid=34&lang=fr
[7]Son essai Aristote au Mont Saint-Michel a fait un scandale dans le Landerneau du gauchisme universitaire lors de sa parution. André Perrin a donné une brillante analyse de cette affaire dans son ouvrage indispensable, Scènes de la vie intellectuelle en France, L’Artilleur, 2016.
[8]L’expression utilisée ne s’applique et ne peut s’appliquer qu’aux personnes qui se sentent et se revendiquent « victimes » de « l’oppression occidentale ».
[9]Lois mémorielles françaises en vigueur consultables ici : http://www.lph-asso.fr/index4e4f.html?option=com_content&view=article&id=54&Itemid=19&lang=fr
[10]http://www.lepoint.fr/editos-du-point/michel-colomes/katyn-l-un-des-pires-massacres-de-staline-16-04-2011-1320153_55.php
[11]Il ne s’agit évidemment pas de défendre le négationnisme, quelle qu’en soit la forme. En revanche aucune loi mémorielle n’empêchera des relectures idéologiques, malhonnêtes et/ou mal intentionnées de l’histoire. Il est inutile de leur offrir sur un plateau la tribune publique et contradictoire des tribunaux accompagnée de son statut de victime de la pensée unique. Les historiens, les journalistes, les professeurs sont en capacité de répondre sur le fond et preuves à l’appui aux allégations négationnistes ou farfelues de tout poil. À eux d’être responsables de leurs choix universitaires ou éditoriaux ; au citoyen de confronter les opinions divergentes au regards des faits établis, et de se faire sa propre opinion. Ce n’est pas à l’État, et a fortiori pas aux associations mémorielles, de dire la réalité de l’histoire, ni de dire ce qu’il est autorisé ou non de penser.
[12]« Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre. » – George Orwell (dont le moins que l’on puisse dire est que ses analyses des mouvements totalitaires dans les romans La ferme des animaux et 1984 ont été plus que pertinentes, avérées.)
[13]Ce qui suppose une école qui forme les enfants à devenir des êtres libres et responsables.
[14]Charles Bukowski.