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Encore une fois le Compagnon du devoir du Collège de France a fait des siennes. Après avoir expliqué il y a un an que les femmes étaient responsables du déclassement social du corps enseignant, il réitère la provoc’ en expliquant à la basse populace qu’un ouvrier qui lit Montaigne ou Proust est meilleur que celui qui ne les lit pas.

Ce cher Antoine Compagnon est un bon professeur. Il est un orateur agréable qui remplit les méninges des vieillards ayant le temps d’aller au Collège de France. La lecture régulière des pages « Opinions » du Figaro apporte une dose homéopathique de franche rigolade. Dans les colonnes du quotidien, à chaque fois, Antoine C. met les pieds dans le plat. Déjà avec l’idée qu’une femme devient enseignante pour avoir le temps de s’occuper de ses enfants, il s’était attiré les foudres des féministes – pourquoi les autres n’avaient rien dit ?

Après les femmes, c’est aux ouvriers qu’il s’en prend. Les plombiers lecteurs de Proust seraient meilleurs plombiers que ceux qui ne lisent pas La Recherche. Comme à chaque fois, il y a toujours un outré bien installé dans le milieu pour avoir la possibilité de répondre au Compagnon, dans les mêmes colonnes. Pour ce coup-ci, c’est Julien Suaudeau, un romancier – ouvrier dans le bâtiment – qui répond au professeur de Littérature. Quelques jours après la réponse de Suaudeau, c’est l’économiste Frédéric Saint-Clair qui vient prendre la défense d’Antoine Compagnon. Ce dernier s’en frotte les mains jusqu’à la corne.

À chaque fois que le professeur fait parler de lui, c’est toujours dans le cadre promotionnel de la sortie de ses petits livres de vulgarisation colorés sur Montaigne et Proust. En effet, l’homme est présent sur les tables des librairies depuis deux ans grâce à la publication de ses chroniques sur France Inter. Comme tous les hommes politiques, les grands professeurs sont des communicants. La provocation et les coups de pied dans la fourmilière, ça les connaît. Antoine Compagnon est un comédien paradoxal. Son honnêteté ne fait aucun doute, mais ses maladresses l’enferment dans sa tour d’ivoire.

La place de la littérature dans nos vies

Il convient de préciser un élément qui nous semble de taille. La rédaction du Figaro a tronqué la phrase d’Antoine Compagnon. Le titre de l’article est le suivant :

« On est un meilleur ouvrier si on a lu Proust ou Montaigne »

Si l’on prend la peine de lire l’entrevue du professeur dans sa totalité, la phrase ressemble plutôt à cela :

«  La littérature permet de vivre mieux, mais aussi d’être plus efficace dans son métier, quel que soit ce métier. On est un meilleur architecte, plombier ou ouvrier si on a un peu de culture littéraire. Lire Montaigne introduit une distance nécessaire, critique, par rapport à toute activité. »

Le lecteur constatera qu’Antoine Compagnon met sur le même plan l’architecte et le plombier. Une profession manuelle difficile et un métier à forte dimension créatrice, souvent considérée par ceux qui l’exercent comme artistique, sont mis sur un pied d’égalité face à la lecture. En somme, Compagnon veut envisager la place de la littérature dans la vie active. Il a l’honnêteté intellectuelle de ne pas décrire l’art de lire comme un simple loisir, c’est déjà ça. Pour lui, la lecture c’est avant tout un travail, ne l’oublions pas. Hélas, le lecteur se rendra compte de la volonté publicitaire du journal. Le titre de l’article ne comporte aucun signe indiquant que la phrase est tronquée. Cela ressemble plus à de la manipulation qu’à du journalisme. Le titre choque, les commentaires vont et viennent en bas de page, et c’est tant mieux. La mauvaise foi journalistique atteint ici un sommet d’inutilité.

L’ouvrier n’est pas meilleur en lisant un grand roman. La question que soulève la remarque d’Antoine Compagnon est une généralité sans intérêt : jamais une réponse définitive ne sera proposée. Jamais on ne connaitra l’effet réel de la littérature, ni la place qu’elle doit avoir dans nos vies. La littérature n’est pas un critère de qualité, ni dans l’exercice d’un métier, ni même dans la vie. La littérature est là, très proche de certains, à des kilomètres d’autres. Le professeur Compagnon devrait se satisfaire de cette présence qui le fait manger tous les jours, dans des cantines trois étoiles, sans doute.

L’œil immobile et le livre pur

Le temps où l’activité professionnelle faisait l’homme, n’existe plus. L’ouvrier d’aujourd’hui n’est plus seulement qu’un ouvrier. Sa vie se passe en dehors du monde du travail. La jeunesse doit choisir une voie, un emploi, qui lui donne la survie. Les mondes virtuels, les réalités contemporaines, médiatiques et festives invitent les êtres à sortir d’eux-mêmes et la littérature peut servir à cela. Croire que la lecture est indispensable à l’existence est une erreur qui montre bien la fixité du regard d’Antoine Compagnon sur la culture littéraire.

Sortir de soi par la littérature est une chose. Mais la considérer comme une question de vie ou de mort tend vers l’exagération. Le professeur du Collège de France peut bien ouvrir les fenêtres de sa tour d’ivoire et crier des banalités, il conservera son regard sur la littérature pétri de banalités élitistes. C’est officiellement l’entrée dans la catégorie poids lourd. À sa manière, il rejoint Michel Serres, Bernard Pivot et feu Stéphane Hessel dans le groupe très fermé des Nouveaux Jeunes. Ils veulent laisser leur trace sur les masses qui les écoutent. Ils sont cités, lus, mis en exergue, panthéonisés, mais ils ne révolutionnent pas leur domaine respectif. Petit hic pour Compagnon, sa pensée s’exprime toujours avec maladresse et toujours suscite de fausses polémiques ; dommage pour un professeur du Collège de France.

La littérature est un millefeuille varié. Obligation pour certains, métier pour d’autres, un luxe bien souvent, elle sauve les hommes, les divertit ou les agace. Le romancier-ouvrier qui répond au professeur Compagnon semble être l’exception qui confirme la règle : bien évidemment il cite L’Eloge du Carburateur de Matthew Crawford, dont nous avons déjà parlé au cours d’une réflexion sur l’enseignement professionnel. Mais combien sont-ils, ces hommes de lettres maîtrisant les codes du travail manuel ? Ce jeune romancier devrait annoncer une véritable révolution, un véritable retour à la terre en littérature. Respecter, estimer et pratiquer autant le travail manuel que la création littéraire apparaît comme le meilleur moyen de redonner une vraie force à la littérature contemporaine et de l’aider à sortir du marasme autofictionnel créé par Serge Doubrovsky et ses Fils et filles. Une idée l’emporte dans l’échange indirect entre A. Compagnon et J. Suaudeau. C’est le romancier-ouvrier qui la lance. Les librairies vomissent les livres écrits à partir d’autres livres. Le roman pur doit être le fruit de l’esprit et de l’imagination et non « le fruit d’une savante bibliophilie » (J. Suaudeau). Le roman d’Antonin Varenne (Trois milles chevaux-vapeur) et celui de Julien Suaudeau (Dawa) témoignent de cette recherche littéraire. Le retour à l’imagination, son essence. Bref, la mécanique du carburateur appliquée au texte.

N’écoutons plus Antoine Compagnon.

Christophe Bérurier

L’auteur tient à dédier ces quelques lignes et son goût pour la littérature à un grand professeur récemment disparu, Monsieur le Professeur Georges Molinié.

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Christophe Berurier

Christophe Berurier est professeur. Il aime les mots et le vélo.

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