Partagez sur "Capitalisme et littérature font-ils bon ménage ?"
L’assimilation de la culture capitaliste à une simple satisfaction éphémère du désir est, à raison, l’antienne répétée à l’envi depuis au moins le XIX ème siècle.
Les années 60, le situationnisme et certains auteurs comme Julien Gracq ont également toujours refusé la réduction de l’objet culturel à une marchandise (comprendre, pour les lettres, la commercialisation du livre de poche). Gracq choisissait par exemple de ne vendre ses livres que non massicotés pour que le lecteur fasse l’effort de couper les pages et d’aller à la rencontre charnelle du texte. La littérature devait être un effort, une démarche, une entreprise au sens propre du terme et devait échapper au champ rabaissant du marché ; alors que pour les étudiants et un certain prolétariat intellectuel que cette gauche élitiste cajolait pourtant, le poche était l’unique moyen d’accéder à certaines œuvres.
Il n’y a pas de tour d’ivoire en littérature. C’est un mythe parnassien. L’Art pour l’Art, dégagé des obligations superfétatoires de la société et dépouillé d’idéologie pour ne rechercher que le Beau, n’est hélas qu’un leurre tant la société conditionne l’Homme et le force à s’engager, prendre position, définir une morale, avoir un avis.
Il n’est plus question comme chez Victor Hugo de laisser le soin au poète et à son « front éclairé » de guider la société mais plutôt de tenter de redéfinir le champ d’action de la littérature et surtout le milieu dans lequel elle peut évoluer et grandir encore.
Le grand mythe de la littérature révolutionnaire
Littérature et Histoire sont intrinsèquement liées, et cette dialectique se vérifie siècle après siècle : les textes changent le monde et s’en imprègnent également, le résument, le synthétisent et, paradoxe des paradoxes, la littérature dite classique – pour ne pas dire conservatrice – peut métamorphoser un univers. Les alexandrins de Baudelaire et la poésie de Mallarmé demeurent paradoxalement modernes pour l’éternité, bien que refusant l’étiquette avant-gardiste.
La force du livre proprement révolutionnaire, c’est qu’il est toujours à venir. Il est en marche.
Il n’existe pas, à proprement parler et de notre point de vue, de littérature révolutionnaire. En d’autres termes, le livre qui propose la révolution tant dans le style que dans les actes, relève du fantasme. Comme l’a démontré Robert Darnton dans son ouvrage Bohème littéraire et révolution, même les Lumières canoniques que sont Rousseau, Voltaire et Montesquieu n’ont eu qu’un impact limité dans les esprits de leur temps par rapport aux pamphlets et chansons grivoises populaires.
La force du livre proprement révolutionnaire, c’est qu’il est toujours à venir. Il est en marche. Mais il ne peut advenir, car sa finitude, sa complétude, annihilerait sa puissance de subversion. Les romanciers soviétiques révolutionnaires sont oubliés, comme le sont la plupart des « futuristes » qui souhaitaient traduire verbalement le bouleversement du monde. Les plus célèbres des surréalistes sont certes passés à la postérité mais leurs exquis cadavres sont au mieux auréolés d’une certaine gloire pour quelques lycéens en mal de sensation, au pire oubliés parce que leur quête de non-sens s’est avérée aporétique. La littérature peut révolutionner le style, les idées, la vision de l’univers, les pensées mais ne peut à elle seule déconstruire le langage et pousser les citoyens dans la rue. Par ailleurs, il est important d’opérer une distinction entre l’œuvre hypothétique qui conduit à l’insurrection et celle qui traite d’une révolution (Michelet, Hugo) a posteriori et il n’est pas dès lors pas étonnant de constater que c’est bien cette deuxième définition qui traverse les générations parce qu’il s’agit d’un cycle achevé, terminé.
Le Capital, amour vache des lettres
Certes, les maisons d’édition désormais aux mains des rois du marketing et des anciens élèves d’écoles de commerce font parfois frémir et les relais médiatiques, toujours prompts à encourager la médiocrité pour ne pas exclure, n’ont de cesse de mettre en avant les tristement célèbres Marc Lévy, Musso, Angot, Nothomb. Ce n’est pas parce qu’un livre est lu et vendu qu’il est mauvais, mais s’il est médiocre et qu’il bénéficie d’une large promotion voilà qui peut sembler suspect. Aucune force surnaturelle ne nous empêche d’effectuer un choix et la force du marché est, tout de même, de présenter un éventail assez riche pour ne pas se fourvoyer et n’en déplaise à Julien Gracq, le livre de poche permet une meilleure diffusion des classiques et par conséquent une transmission d’un certain héritage.
Ironie du sort, c’est lorsque la France a connu les Trente glorieuses et son expansion capitaliste et industrielle que les écrivains dits « révolutionnaires communistes » ont connu leurs heures de gloire.
Mais paradoxalement, comme nous l’avons vu précédemment, un régime communiste n’a pas fait naître de grands écrivains révolutionnaires mais plutôt de géniaux résistants au totalitarisme comme Soljenitsyne, peut-être parce qu’un grand auteur est nécessairement un être qui écrit contre. Contre le matérialisme, contre le libéralisme, contre le socialisme, qu’importe ? L’important est que la plume exprime un refus fondamental pour créer et réinventer. Un écrivain doit résister.
Ironie du sort, c’est lorsque la France a connu les Trente glorieuses et son expansion capitaliste et industrielle que les écrivains dits « révolutionnaires communistes » ont connu leurs heures de gloire, avec Louis Aragon en figure de proue. Pourquoi le fou d’Elsa n’a-t-il pas vécu à Moscou puisqu’il n’a cessé de tresser des louanges à Staline jusqu’à son dernier souffle ? Pourquoi a-t-il vécu de ses droits d’auteur au lieu de les reverser ? Qu’on nous pardonne ce coup en dessous de la ceinture rouge, mais il est des paradoxes qu’il est bon de soulever pour étayer une thèse.
Le monde capitaliste n’est pas l’ennemi de la culture et la littérature révolutionnaire (dans la forme et sur le fond) est sinon un mirage, du moins un vertige qui ne doit pas nous étourdir trop longtemps. C’est parce qu’un grand auteur est forcément en marge et contre qu’il y a eu tant d’écrivains anticapitalistes en occident libéral et tant de génies résistants dans les pays soumis à la « dictature du prolétariat ».
Le capitalisme est un mal nécessaire pour faire vivre la littérature. Hélas ! Mais pas à n’importe quel prix.