Alors que les futuristes étaient à la recherche de la quatrième dimension, celle-ci semble avoir fait son entrée fracassante dans les œuvres de David Feruch.
En effet face à l’espace euclidien qui pose le principe de l’indéformabilité des figures en mouvement, les peintres futuristes et cubistes étaient en quête, suite aux publications d’Henri Poincaré, d’un espace non-euclidien avec les principes de déformation de l’espace courbe.
Apollinaire fut l’un des premiers auteurs à discuter de ce concept. Cette découverte de la quatrième dimension va contribuer à la chute du réalisme traditionnel en même temps que l’apparition de la photographie.
Les peintres futuristes et cubistes vont s’appliquer à mettre en pratique les principes de la quatrième dimension. Mais avec des résultats parfois décevants.
En revanche, dans les œuvres de David Feruch, on a nettement l’impression d’être transposé au beau milieu d’un espace qui se déforme comme si on accédait véritablement dans cette quatrième dimension ? Effectivement toutes les formes semblent se transformer en permanence sous l’effet du mouvement.
Elles virevoltent librement, en apesanteur, et deviennent même transparentes, l’extérieur et l’intérieur s’interpénètrent.
Nous sommes pris dans la tourmente, l’effervescence et la nervosité pressée de cette vie surréelle.
Car ces formes ne semblent pas réelles. Elles apparaissent et disparaissent au gré du mouvement.
En fait c’est grâce au numérique que David Feruch réussit de telles prouesses. Notamment ce que les futuristes appelaient la peinture totale en rassemblant à la fois « la simultanéité, le dynamisme, la représentation du mouvement et de la vitesse, l’imbrication des mondes intérieur et extérieur. » (l’Art au XX° s., Taschen,2002, p.88)
D’où cette représentation sans limites qui n’a été possible que par l’utilisation de nouveaux médias et de nouvelles technologies. En effet, à la fin des années 1980, ce photographe et plasticien David Feruch fut l’un des premiers à monter, comme il l’écrit lui-même, dans le train numérique. Et il poursuit en expliquant sa démarche : « dans un va et vient constant entre l’image et la machine, (j’) intègre depuis clichés argentiques et numériques dans des collages scannés et retravaillés sur ordinateur. »
Mais comme tous les artistes qui l’ont précédé, il introduit en fait la notion de quatrième dimension dans son œuvre avec sa propre interprétation.
Marcel Duchamp et sa quatrième dimension de l’invisible
Ainsi pour Duchamp, ce concept correspondait à cet invisible que doit montrer le peintre. : « J’ai, dit-il, pensé à l’idée d’une projection d’une quatrième dimension invisible puisqu’on ne peut pas la voir avec les yeux. »
L’invisible qu’il va montrer ce sera en réalité « celui des idées, de l’âme et des mouvements du corps, des pulsions érotiques, du temps et de l’espace qui se déforment. » (http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-Duchamp_peinture/)
Son célèbre tableau du Jeune Homme triste dans un train allait exprimer tout cela : son état d’âme et le double mouvement de son corps qui se déplace dans un train en marche.
Pour David Feruch, on va retrouver une situation comparable dans l’œuvre intitulée « Up To The Sky » (Jusqu’au ciel) qui montre une silhouette humaine de petite taille aux prises avec des formes énormes, tourbillonnantes et fantasmagoriques qui semblent l’entraîner jusqu’au ciel !
En réalité cet invisible dont parle Duchamp pourrait déjà résulter, en quelque sorte, des plaques d’aluminium, elles-mêmes, sur lesquelles les images sont imprimées. Car celles-ci occasionnent un trouble visuel comme le dit fort bien Aurélia Engel qui a présenté son exposition « Under water up to the stars » :
« Ces surfaces miroirs sont déconcertantes, en tant que spectateur, nous ne sommes pas certains de ce que nous voyons…comme surface vivante, les plaques intègrent dans l’œuvre la luminosité comme un acteur éphémère, les modifiant à chaque instant. »
Mais en réalité tout se passe dans l’œuvre « Up To The Sky ». L’aspect déconcertant, imprévisible qui échappe au seul pouvoir de l’homme va se conjuguer en parallèle avec les formes en mouvement qui nous entraînent ou nous projettent dans un au-delà que l’on ne peut voir !
Tout comme Duchamp, cet artiste plasticien nous projette à sa façon dans une quatrième dimension invisible que l’on ne peut pas voir avec des yeux !
Un psychisme ascensionnel proche de Nietzsche
Souvent dans les œuvres de David Feruch, on fait l’éloge également de l’ascension. Or, celle-ci semble par certains aspects très proche de la quête poétique initiée par le philosophe Nietzsche.
Nietzsche était le type même du poète vertical, du poète des sommets et du poète ascensionnel selon Gaston Bachelard (L’air et les songes, Librairie José Corti, 1943).
Il n’était pas le poète de la terre. Car pour lui, toute ce qui a trait à l’humus et à la glaise ne lui donnait pas d’images.
Au lieu d’être un poète de la nature, c’était un poète de l’action ou plutôt selon Bachelard comme une « illustration de l’imagination dynamique que de l’imagination matérielle. » (ibid, p.165)
Le cosmos nietzschéen est un cosmos exclusivement des hauteurs à la recherche d’une divine pureté.
Dans l’oeuvre de David Feruch ci-dessus, l’artiste déploie une irrésistible force attractive vers le haut, matérialisée par des faisceaux de traits multiples et convergents, comme pour nous attirer dans une direction unique débouchant sur autre monde. Nietzsche trouve dans la hauteur une atmosphère « claire, transparente, vigoureuse et fortement électrique, une atmosphère virile. » (Nietzsche, Saint Jamin, trad. Ed. Stock, p.24) Pensée tonique, celle-ci comme la peinture fonde la double perspective de la hauteur et de la profondeur.
Pour sa part, l’univers de David Feruch est rempli également de nombreuses œuvres célestes et aériennes, toutes également fortement marquées du désir d’ascension pouvant aussi modifier notre état intérieur. Ce besoin de retrouver le ciel ou d’y accéder est un thème récurrent chez cet artiste qui a fait sienne cette affirmation de Mûhammad Al-Faytûry : « A l’envers des nuages, il y a toujours un ciel. »
Son attrait pour le ciel bleu
C’est pourquoi tout naturellement on peut observer aussi chez cet artiste un attrait identique pour le ciel bleu. D’ailleurs son propre site internet se présente sur un fond bleu céleste parsemé de quelques nuages.
Même dans la série « urban spirit », on découvre une vue partielle du ciel notamment dans l’œuvre intitulée « Diassec ».
L’artiste décline souvent le bleu en d’innombrables nuances et notamment dans la série d’œuvres intitulées « Blue »
Certes le ciel bleu peut présenter une image banale, voire parfois méprisée par certains poètes comme Musset qui affirmait que la couleur bleue est la couleur bête !
Mais en mettant de côté une polémique facile, au lieu d’un simple fond, c’est la dimension aérienne qu’il y a lieu de matérialiser. C’est la raison pour laquelle le poète mais aussi le peintre « n’a pas à nous traduire une couleur, mais à nous faire rêver la couleur. » (Gaston Bachelard, l’Air et les Songes, op.cit., p.210) En poursuivant son analyse, Bachelard lui-même pense que la marque vraiment aérienne se trouve ailleurs que dans la simple traduction de la couleur. Souvent on la tonalise en lui donnant trop de substance. Selon ce philosophe, sa marque vraiment aérienne se trouve dans une autre direction : elle se fonderait sur une dynamique de la dématérialisation.
Ce bleu devient alors l’enjeu d’une activité poétique comme « le grain mystérieux de l’extrême hauteur » selon Paul Valéry. David Feruch réussit d’abord à restituer cette dématérialisation du ciel bleu par le miroir sans tain que constitue le support de ses œuvres, la plaque d’aluminium. Celle-ci permet de totaliser les impressions contraires de présence et d’éloignement. Ce miroir sans tain permet, en fait, l’onirisme à l’état pur car au-delà d’une simple représentation matérielle de la couleur elle mène à la rêverie.
Mais d’une manière générale et plus réelle c’est avec le traitement numérique que l’artiste plasticien réussit pleinement à dématérialiser cette couleur.
L’art lumineux de David Feruch
A l’image de Delaunay, David Feruch libère aussi la couleur. Après son attrait pour le mouvement, son obsession pour l’ascension et pour le ciel bleu, c’est la couleur qui d’une manière plus globale devient, à son tour, son thème de prédilection.
Il reprend à son compte ce que disait le même Delaunay :
« Tant que l’art ne se libère pas de l’objet, il reste description. »
Il libère donc la couleur en offrant au spectateur des tableaux colorés et affranchis de toute contrainte de la représentation. Mais libération ne signifie nullement « désordre », car l’artiste dispose ses couleurs selon une organisation qui parfois s’apparente à la forme d’une grille. Cette structure de la grille on la trouve nettement affirmée à partir du cubisme, du mouvement De Stijl, Mondrian, Malevitch…Mais elle existait déjà loin dans l’histoire aux XV° et XVI ° s. dans les études faites par Uccello, Léonard, Dürer.
Rosalind Krauss voit dans la persistance de la grille un pouvoir mythique.
Cela « tient à ce que à ce qu’elle nous persuade de ce que nous sommes sur le terrain du matérialisme (parfois de la science, de la logique), alors qu’elle nous fait en même temps pénétrer de plain-pied dans le domaine de la croyance (de l’illusion, de la fiction) » (Rosalind Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Ed.Macula, 1993, p.97)
Plus étonnante encore puisque cette même grille permet également de résumer en quelque sorte le travail de David Feruch. Car en utilisant des techniques très modernes cet artiste nous installe en réalité toujours dans le mythe, dans les croyances et les valeurs que véhicule notre humanité.
Christian Schmitt
www.espacetrevisse.com
David Feruch