Second volet de notre enquête consacrée aux causes de la naissance et de la prospérité de Daech. La responsabilité des Etats pétromonarchiques partisans d’un « pansunnisme » en est une. Si le propos est politiquement incorrect, il est néanmoins soutenable de considérer que les équivoques de l’islam lui-même, au nom duquel l’Etat islamique commet les pires atrocités, en sont une autre.
Davantage sous le feu des projecteurs ces dernières semaines, les relations des puissances occidentales avec les pétromonarchies facilitent également la vie de l’Etat islamique et alourdissent encore la responsabilité des premières nommées, victimes consentantes de leur dépendance à l’endroit de l’or noir et de la toute-puissance économique et financière des secondes, par-delà leur va-t-en-guerrisme. De généreux donateurs privés – l’expression consacrée – de ces pays du Golfe financent en effet le terrorisme islamiste, « tout à leur obsession de défendre et/ou faire prévaloir les intérêts de la mouvance arabo-sunnite face à une supposée oppression chiite au sens large », déplore David Rigoulet-Roze, rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques.
Ces mécènes du salafisme bénéficient d’une impunité réelle, par-delà les dénégations des autorités officielles et des durcissements législatifs. Permissives voire complices, ces dernières participent de facto à l’essor des moudjahidines de Daech, qui outre ses ressources pétrolières, les taxes prélevées aux populations asservies et des armes héritées de pays mêmes qui le combattent aujourd’hui peuvent compter sur d’abondants financements extérieurs provenant directement et indirectement des pétromonarchies. Dans ce contexte, on ne saurait donner tort à Marc Trévidic, ex-juge antiterroriste qui a eu la prescience du malheur parisien, pour qui « nous luttons contre le nazisme tout en invitant Hitler à notre table ».
« Le rachat du Paris Saint-Germain, d’immeubles et enseignes « historiques » du patrimoine parisien ainsi qu’une pléiade de participations qataries au capital de grands groupes français comme Vinci ne sont que la partie émergée de l’iceberg ».
Une comparaison aussi appropriée que lapidaire et qui englobe bien entendu les ronds de jambe de l’exécutif français devant l’Arabie Saoudite et le Qatar, au nom de la sauvegarde de l’emploi, mais au détriment de l’absence de considération de ces Etats pour les Droits de l’Homme et de leurs positions face au salafisme, « produit d’exportation du wahhabisme saoudien », comme l’a rappelé David Rigoulet-Roze. Les relations commerciales des pays occidentaux avec les pétromonarchies se sont intensifiées depuis la crise de 2008, qui n’a pas fait vaciller ces dernières, dont la manne paraît inépuisable. S’agissant de la France en particulier, Nicolas Sarkozy leur a fait la courte échelle et son successeur n’a strictement rien entrepris pour tenter de sortir le ver du fruit. Le rachat du Paris Saint-Germain, d’immeubles et enseignes « historiques » du patrimoine parisien ainsi qu’une pléiade de participations qataries au capital de grands groupes français comme Vinci ne sont que la partie émergée de l’iceberg.
L’argent roi constitue un redoutable appel du pied auquel les gouvernements français successifs, empêtrés dans une crise économique qu’ils ne sont pas parvenus à juguler, ont choisi de répondre. Un grand coup de balai s’imposerait pourtant, pour des raisons morales et plus encore de sécurité élémentaires.
Moins médiatisé que l’Arabie Saoudite et le Qatar concernant ses liens avec l’islamisme, le Koweït, « grâce à une législation bancaire particulièrement permissive, aurait néanmoins longtemps servi de hub de redistribution des fonds à destination des différents groupes engagés dans le djihad syrien. La collecte de fonds était parrainée par une dizaine de dignitaires religieux et/ou d’hommes politiques », explique David Rigoulet-Roze. Ces fonds privés à vocation officiellement humanitaire bénéficient souvent, selon un rapport de la Brookings Institution paru fin décembre 2013, aux islamistes extrémistes. De quoi jeter également le discrédit sur les associations caritatives saoudiennes, peu ou mal surveillées au plus haut niveau. C’est moins le cas aujourd’hui au Koweït, pays dont une mosquée chiite a été prise pour cible par Daech le 26 juin dernier, jour de l’attaque de Sousse (Tunisie) et de l’exécution d’Hervé Cornara dans l’Isère…
« La théorie de l’ancien sous-secrétaire d’Etat américain préposé à la lutte contre le terrorisme David Cohen selon laquelle le Koweït est l’épicentre des financements des groupes terroristes en Syrie et que le Qatar constitue « un environnement permissif pour le financement du terrorisme » demeure hautement crédible ».
Quant aux Emirats Arabes Unis, le président de la fédération cheikh Khalifa ben Zayed al-Nahyane, visiblement conscient du danger pour les affaires de l’Etat fédéral, a promulgué un décret-loi fin juillet qui criminalise toute forme de « discrimination et d’incitation à la haine religieuse, sur la base de la religion, la foi, la confession, la race, la couleur de peau ou l’origine ethnique ». Quiconque passerait outre s’expose à une peine pouvant aller jusqu’à dix ans d’emprisonnement, voire la peine de mort pour les promoteurs du takfir (anathème) et meurtriers avec un mobile confessionnel, relaie David Rigoulet-Roze. Autre décret, en Arabie Saoudite celui-ci, publié en février 2014 et émanant de feu le roi Abdallah : toute personne rejoignant ou apportant un soutien moral aux organisations qualifiées de « terroristes » peut écoper de cinq à trente années de prison.
Pour autant, dans les faits, manière classique de se décharger de sa responsabilité, les autorités des pétromonarchies se bornent surtout à rappeler le distinguo qui existe officiellement entre politique gouvernementale et initiatives privées de donateurs disposant toutefois, pour certains, d’antennes au plus haut niveau. Dans ces conditions, la théorie de l’ancien sous-secrétaire d’Etat américain préposé à la lutte contre le terrorisme David Cohen selon laquelle le Koweït est l’épicentre des financements des groupes terroristes en Syrie et que le Qatar constitue « un environnement permissif pour le financement du terrorisme » demeure hautement crédible.
Alors que le nombre de combattants djihadistes présents en Syrie s’établirait à au moins 27 000 selon les dernières estimations de Soufan Group (), un institut spécialisé dans le renseignement qui n’en recensait « que » 12 000 en juin 2014, et que le contingent d’Européens de l’Ouest s’élèverait à environ 5 000 au dernier pointage, tout doit être mis en œuvre pour isoler financièrement Daech. Jusqu’ici, malgré des dispositions des pétromonarchies qui semblent au demeurant peu dissuasives, la volonté politique a nettement fait défaut sur ce point fondamental.
Les contradictions du coran
L’affaire des caricatures de Mahomet au Danemark et les menaces suivies d’effets à l’encontre de Charlie Hebdo, dont les dessinateurs se sont rendus coupables de la même hérésie,l’ont prouvé d’une façon spectaculaire : les islamistes ne badinent pas avec la vision étriquée qu’ils ont de leur religion. Une religion de paix et empreinte de tolérance, assurent l’écrasante majorité de ses adeptes, des électeurs et des hommes politiques, qui appellent de concert à ne pas faire d’amalgame et à ne pas stigmatiser les musulmans. Ces derniers, les chiites en tête, paient de surcroît un lourd tribut aux exactions de l’Etat islamique, qu’ils soient établis sur des territoires conquis ou citoyens de pays qu’il a pris pour cible.
Certains intellectuels, parfois au péril de leur vie, s’élèvent tout de même pour dénoncer l’islam contemporain, lequel pécherait par inertie, prisonnier des contradictions qui sont son essence et serait en bout de course incapable de s’adapter au monde d’aujourd’hui. Parmi eux, Abdennour Bidar, philosophe spécialiste des évolutions contemporaines de l’islam et des théories de la sécularisation et post-sécularisation, auteur d’une « Lettre ouverte au monde musulman » en octobre 2014 dans laquelle il accuse ledit monde d’avoir « enfanté un monstre qui prétend s’appeler Etat islamique » et d’avoir l’immense tort de ne pas reconnaître que Daech « est né de (ses) errances, de (son) écartèlement interminable entre passé et présent, de (son) incapacité à trouver ta place dans la civilisation humaine ».
« En pratique, l’islam n’a donc toujours pas fait sa révolution et épousé la modernité, près de mille quatre cents ans après la mort de Mahomet ».
Estimant que les origines du mal se situent dans le monde musulman lui-même, l’intellectuel a plaidé, jusqu’ici en vain, pour une autocritique profonde. Et de dresser un inventaire des maladies chroniques du monde musulman, « impuissance à instituer des démocraties durables reconnaissant comme droit moral et politique la liberté de conscience vis-à-vis de la religion ; prison morale et sociale d’une religion dogmatique, figée, et parfois totalitaire ; difficultés chroniques à améliorer la condition des femmes dans le sens de l’égalité, de la responsabilité et de la liberté ; impuissance à séparer suffisamment le pouvoir politique de l’autorité de la religion; incapacité à instituer respect, tolérance et reconnaissance du pluralisme religieux ».
En pratique, l’islam n’a donc toujours pas fait sa révolution et épousé la modernité, près de mille quatre cents ans après la mort de Mahomet. Tel est également l’avis de Waleed Al-Husseini, blogueur et essayiste palestinien, auteur de Blasphémateur. Né de parents musulmans, ce dissident de vingt-six ans a consacré les cinq dernières années de sa vie à critiquer publiquement l’islam avec une virulence rare, ce qui lui a valu la prison et un exil en France. Fervent défenseur des valeurs républicaines et de laïcité, apostat et fier de l’être, Waleed Al-Husseini n’a rien d’un ennemi des musulmans, mais soutient qu’ « après sa migration vers Médine et le début des conquêtes, la puissance de Mahomet l’a transformé. Il a alors troqué la docilité pour la violence et le prosélytisme pour l’épée. Il a fait décapiter les poètes qui osaient le critiquer par le verbe, tout en encourageant d’autres poètes à dénigrer ses adversaires ». « A l’image de son auteur, le Coran contient beaucoup d’appels au meurtre, à la destruction et à l’exclusion. Cette violence, enseignée depuis quatorze siècles, a accompagné toutes les conquêtes islamiques et marqué des générations entières de fidèles », estime-t-il.
« Aucun livre sacré n’est aujourd’hui aussi souvent invoqué à l’appui de la violence ou de l’oppression, au point qu’il est légitime de se demander ce qui, dans ses versets ou dans son statut même, peut prêter à une telle instrumentalisation politique et religieuse ».
L’éclairage de Waleed Al-Husseini est particulièrement précieux concernant les versets du coran, sur lesquels s’appuient les islamophiles, musulmans ou non, et islamophobes suivant ce qui leur permet de créditer leur vision. « Le livre saint contient un certain nombre de versets contradictoires », souligne l’essayiste, selon lequel « cette difficulté est résolue par les exégètes et théologiens musulmans, avec le système des versets ‘‘abrogés’’ et ‘‘abrogeant’’. La règle est alors que quand deux versets se contredisent, le verset révélé en dernier abroge le verset révélé en premier ». Vu l’évolution de Mahomet, l’islam ne serait ainsi pas une religion de paix, mais de haine, portée sur la conversion, la conquête et gouvernée par l’idée de revanche.
Plus nuancés, Faker Korchane, professeur de philosophie, et Sophie Gherardi, fondatrice du site d’information Fait-religieux.com, rappellent pour leur part qu’« aucun livre sacré n’est aujourd’hui aussi souvent invoqué à l’appui de la violence ou de l’oppression, au point qu’il est légitime de se demander ce qui, dans ses versets ou dans son statut même, peut prêter à une telle instrumentalisation politique et religieuse ».
L’alternance entre explicite et ambigu dans le livre lui-même autorise de fait beaucoup d’interprétations, ont-ils résumé auprès des journalistes du Monde. Et de citer le philosophe et anthropologue Youssef Seddik, auquel il n’a pas échappé que « le Coran a aboli toute interprétation imposée par une Eglise » et qu’« en islam, chacun peut interpréter selon ses moyens, même le plus simple des croyants. Seule compte l’intention ». Dans ces conditions, les analyses d’Abdennour Bidar et Waleed Al-Husseini tendent objectivement à être validées.
Système capitaliste de plus en plus cruel et fermé, visions occidentales dépassées, positions diplomatiques inappropriées, interventions militaires inopportunes, toute-puissance financière et ascendant commercial d’Etats du Golfe voués au triomphe du sunnisme sur le chiisme, « ambiguïtés de départ » de la religion musulmane, fondée sur un livre qui peut être interprété d’innombrables façons : les raisons du succès de Daech sont multiples et les racines du mal, très profondes, seront à l’évidence très difficiles à couper. « Tant que la crise syrienne n’aura pas été réglée, tant que le pouvoir à Bagdad n’aura pas été redistribué au profit des sunnites, la guerre entre l’Arabie Saoudite (sunnite) et l’Iran (chiite) constituera la toile de fond des affrontements au Moyen-Orient, et la mobilisation anti-Daech en pâtira », assure Georges Malbrunot. Cette toile de fond empêche les Etats-Unis et la Russie de s’entendre alors même que l’Etat islamique présente toutes les caractéristiques pour être l’ennemi commun du monde.
Reste le but suprême de ce dernier, qui parvient à séduire dans tous les milieux sociaux et dont obolescence n’est pas programmée : fédérer tous les musulmans sous sa bannière noire et constituer une oumma salafiste à même de renverser l’ordre établi, comprenez la domination de l’Occident. Pour ce faire, le rejet de ses populations se doit d’être encouragé, d’où ces attentats commis sur nos sols qui l’accentuent aussi sûrement qu’ils font le lit d’un certain extrémisme politique…