Partagez sur "Fabienne Boulin-Burgeat : « L’Omerta protège les assassins de mon père »"
Hors norme sous bien des aspects, sa vie aurait pu faire l’objet d’un roman ou d’un film. Son histoire est celle de la fille d’un ministre du Travail décédé dans d’étranges circonstances fin 1979. Alors jeune mariée, elle a d’abord, bouleversée, cru en la thèse officielle du suicide. Avant d’écouter des voix discordantes, d’entreprendre des recherches et de découvrir quantité de manipulations, oublis et autres négligences d’importance.
Petit à petit, elle a acquis la conviction que son père « premier ministrable » de Valéry Giscard d’Estaing a été assassiné. Son honneur bafoué après la divulgation d’une affaire de terrains qui auraient été acquis illégalement à Ramatuelle, il aurait menacé de faire des révélations et, pour avoir occupé des postes éminents, il savait beaucoup de choses. Trop sans doute.
Intimidée, menacée, surveillée durant des années, cette gêneuse opiniâtre a fait montre d’un courage et d’une détermination exemplaires pour faire émerger une autre vérité, très certainement la vraie, et restaurer l’honneur de son père et de sa famille toute entière.
Auteur du Dormeur du Val en 2011, un ouvrage décapant rédigé dans le sillage du refus de la cour d’appel de Paris de rouvrir l’enquête sur la mort de son père Robert Boulin, Fabienne Boulin-Burgeat revient sur le drame de sa vie. Une affaire d’État qui a secoué l’opinion et qui, trente-cinq ans après, continue de faire parler d’elle.
Fabienne BOULIN-BURGEAT, votre père disparaissait il y a maintenant trente-cinq ans. Dans votre ouvrage Le Dormeur du Val, vous expliquez que vous n’avez pas tout de suite épousé la thèse de l’assassinat. Quels sont les principaux éléments qui vous ont fait changer d’avis ?
Nous avons été immédiatement pris en charge et manipulés pour nous pousser à accepter la thèse officielle du suicide. Nous étions en état de choc, jeunes et naïfs, et nous n’avions jamais eu auparavant de raison de douter de la bonne foi à notre égard des autorités judiciaires et politiques de notre pays. Nous avons donc accepté les dires des responsables de l’enquête judiciaire et des responsables du gouvernement, le Premier Ministre Raymond Barre en tête, qui sont venus nous assurer personnellement que rien n’avait été négligé et que le suicide était parfaitement établi.
Bien sûr, nous avions toujours des doutes au fond de nous, ma mère surtout, mais elle se taisait pour nous protéger. Nous avons subi, dans les semaines et les mois qui ont suivi, des pressions psychologiques et même physiques fortes afin de nous empêcher de sortir de notre silence. Ce n’est qu’après plus d’un an, grâce à notre avocat de l’époque, Robert Badinter, que nous avons enfin pu avoir accès au rapport d’enquête de la police judiciaire sur la mort de mon père et voir les photos prises par l’Identité Judiciaire. Ce fut un choc énorme. Sa tête était celle d’un boxeur…
Nous avons alors, ma mère mon frère et moi, déposé plainte contre X pour meurtre et le juge d’instruction ordonna l’exhumation du corps de mon père et une deuxième autopsie. Celle-ci mit notamment en évidence (outre un embaumement du corps opéré en toute illégalité) la présence de huit hématomes, autour des yeux, et de deux, voire trois fractures sur les os de la face, tous passés sous silence dans le premier rapport d’autopsie. Du sang avait même coulé par le nez lors de la découverte du corps…
Selon les médecins légistes de cette deuxième autopsie, les coups ont bien été donnés avant la mort. D’après les termes de leur rapport, il s’agissait de « coups appuyés par un objet contondant du vivant de Robert Boulin » ! C’est à ce moment-là que nous avons définitivement cessé de nous protéger pour regarder la vérité en face.
C’est aussi à ce moment-là que vous avez été confrontée, vous et votre famille, à d’innombrables obstacles…
Durant plusieurs décennies nous avons en effet travaillé à établir la réalité des faits contre vents et marée: la noyade n’a jamais pu être scientifiquement démontrée et les poumons conservées dans les locaux de l’Institut médico-légal ont été détruits sur ordre du Préfet de Police au moment où nous en demandions une nouvelle analyse ; le vol des bocaux de sang de mon père dans ces mêmes locaux a aussi empêché des vérifications complémentaires ; l’embaumement illégal du corps n’a pas été sanctionné ; l’absence de boue en bas de son pantalon alors que mon père est censé avoir marché dans de la vase sur sept mètres n’a jamais été expliquée ; la preuve scientifique que le corps a été déplacé après la mort a été rapportée, mais ignorée par la justice.
Selon la thèse officielle le corps n’a été retrouvé qu’à 8h45 le matin du mardi 30 octobre, alors même que les témoignages de hautes personnalités affirment qu’elles ont été informées de la découverte du corps de mon père entre 2 heures et 3 heures du matin. Cette double découverte du corps démontre bien que la thèse du suicide repose sur une série de mensonges. Une analyse sérieuse de la lettre « posthume » (dont on n’a jamais retrouvé l’original) attribuée à mon père par la thèse officielle pour justifier son prétendu suicide démontre qu’il s’agit d’un faux grossier (voir sur ce point, entre beaucoup d’autres, la contre-enquête très complète de Benoît Collombat, Un Homme à Abattre, Plon, 2008.)
Toujours selon la thèse officielle mon père aurait déposé cette lettre à la poste de Montfort-l’Amaury dans l’après-midi du 29 octobre juste avant d’aller se noyer dans l’étang voisin du Rompu, alors qu’au même moment il a été vu assis dans sa voiture à la place du passager encadré par deux inconnus ! Nous avons ainsi répertorié plus de soixante-quinze anomalies dans le dossier officiel et des témoins cherchent encore à livrer leur témoignage, mais en l’absence de juge d’instruction la marche vers la vérité est paralysée.
Trente-cinq ans plus tard, l’omerta protège les assassins de Robert Boulin. Il faut donc des soutiens à la famille pour que ce scandale d’Etat prenne fin et qu’avant que la prescription ne tombe en janvier 2016 sur ce dossier, un juge d’instruction libre et indépendant soit désigné, et puisse faire toute la vérité sur les circonstances réelles de la mort de ce ministre en exercice, un évènement unique dans toute l’histoire de la République. Quand le faux passe pour vrai et le vrai pour faux, il est temps pour les citoyens de s’en indigner et d’exiger que la justice passe dans ce dossier. Mais pour cette réouverture du dossier ait lieu, nous dépendons d’une décision du procureur général de Paris, nommé par Décret en Conseil des ministres. La décision est donc bien uniquement politique et c’est bien là tout le problème. Le Parquet n’est pas indépendant en France, contrairement à la plupart des démocraties occidentales…
Les tenants de la thèse de l’assassinat estiment que celui-ci aurait été légitimé par l’accession probable de votre père à Matignon, perspective désastreuse pour Jacques Chirac, alors président du RPR, dans un contexte de « guerre des droites ». Est-ce aussi votre conviction ?
De fait, la nomination fin 1979 d’un RPR et gaulliste historique comme Robert Boulin à Matignon aurait enlevé beaucoup de légitimité à la candidature de Chirac contre Giscard aux élections présidentielles de 1981. Robert Boulin « gênait », selon l’expression du ministre et historien Jean Charbonnel.
C’était un homme droit, issu de la vraie Résistance, pas celle des derniers mois de la Deuxième Guerre Mondiale. Il ne cherchait qu’à servir l’intérêt général, il proscrivait la connivence entre politiciens et milieux d’affaires et avait toujours lutté pour un partage équitable des bénéfices entre tous. Or, la fin des années 1970 est une époque charnière, en France et dans le monde. L’ultra-libéralisme, dont nous pouvons maintenant observer tous les jours les effets désastreux, commençait alors à s’emparer des esprits et des lieux de pouvoir. Ceux qui, politiques, syndicalistes, journalistes ou magistrats trop intègres, risquaient d’y faire obstacle devaient être détruits.
« Quel assassin ordinaire pourrait faire arrêter une autopsie en cours ? »
Outre les ambitions personnelles de Jacques Chirac, les nombreux dossiers que détenait votre père et qui ont disparu peu après sa mort sont-ils d’après vous l’autre cause principale de la disparition de Robert Boulin ?
Tout cela se tient. Certains, au sein même de sa propre formation politique, avaient décidé de l’abattre politiquement par une campagne de calomnie. C’est contre eux que mon père est parti se battre le jour de sa disparition en menaçant de sortir des dossiers compromettants, mais ce n’est pas à moi de dire qui sont les assassins de mon père : c’est à la Justice de le faire et elle peut encore le faire avant que la prescription ne tombe sur cette affaire. Ce dont on peut être certain, c’est que ce ne sont pas des assassins ordinaires. Quel assassin ordinaire pourrait faire arrêter une autopsie en cours et éviter celle du crâne, proférer un mensonge sur l’heure de la découverte du corps et camoufler le fait que le corps a été déplacé, sans compter la liste de tous les scellés et pièces à conviction volés après que nous ayons obtenu l’ouverture d’une instruction judiciaire ?
Ceux qui ont décidé de mentir aux Français sur la mort de mon père sont puissants et la mort d’un homme ne compte guère pour eux…
Savez-vous ce qu’ils contenaient, même dans les grandes lignes, et à qui ils auraient pu nuire ?
Ils ont été volés dans le bureau de mon père à son domicile le soir même de sa disparition. Depuis, certains d’entre eux ont éclaté sans toutefois que les juges puissent accéder à toutes les informations qu’ils recherchaient, notamment les pièces classées « secret défense », ce qui a protégé des politiques de poursuites criminelles.
La riposte que préparait votre père après les accusations concernant l’affaire des terrains de Ramatuelle, prétendument acquis de façon illégale, sur laquelle il a dû s’expliquer et qui avait tout du piège, aurait-elle pu ébranler le RPR voire la classe politique dans son ensemble ?
Peu de temps après la mort de mon père, le Président du Conseil Constitutionnel et maire de Neuilly est venu proposer à ma mère beaucoup d’argent contre son silence, en ajoutant que mon frère serait le suivant sur la liste si elle refusait cette offre. Ce qu’elle fit cependant, en lui lançant tout de go : « je sais tout ». Sur quoi il lui rétorqua: « alors faites sauter la République ! » Monsieur Achille Peretti, également co-fondateur du SAC, vous aura ainsi répondu…
« Le pouvoir fait feu de tout bois »
Pensez-vous que l’ancien Garde des Sceaux Alain Peyrefitte a exercé un rôle dans le drame de Robert Boulin ?
Il s’est en effet conduit d’une façon indigne en essayant de mêler mon père aux démêlés judiciaires d’un affairiste pour se débarrasser d’un concurrent dans sa course pour Matignon. Il a joué un rôle infâme, mais sans doute pas le plus terrible.
Avec le recul, jugez-vous plausible que le président de la République Valéry Giscard d’Estaing a en quelque sorte utilisé votre père, réputé homme intègre, pour tenter d’affaiblir les gaullistes ?
Le pouvoir fait feu de tous bois, en effet. La France est depuis bien longtemps victime de politiques professionnels pour qui seule la carrière compte, ce qui est parfaitement contraire à notre éthique et à l’intérêt général.
Comment expliquez-vous l’absence du chef de l’Etat aux obsèques de votre père ?
Sans doute pour enterrer plus vite l’affaire Boulin ! Vers 9 heures le matin de l’annonce de la découverte du corps de mon père, le Président a téléphoné à ma mère pour lui dire qu’il allait venir la voir sans tarder. Nous l’attendons toujours ! En fait, il a très vite décidé, selon ses propres termes, de « laisser les morts enterrer les morts ».
Quelques années plus tard, dans ses Mémoires, il tentera de justifier la thèse officielle en mettant en cause l’attitude de ma mère vis-à-vis de son mari. Les tribunaux l’ont condamné pour cette diffamation.
La disparition en février dernier de Jean Charbonnel, ex-ministre qui a soutenu à plusieurs reprises détenir les noms des deux assassins de Robert Boulin, a sans doute été un autre coup dur…
De tels hommes de bien sont rares. Il a été courageux et savait que mon père avait été assassiné. C’était sa conviction profonde, et il l’a maintes fois affirmé publiquement.
Peu de temps avant sa mort, Jean Charbonnel a été très affecté par le lamentable documentaire de Gilles Cayatte sur France 2 et qui vient encore de passer en boucle sur LCP, chaîne publique payée par les contribuables, dans lequel on le voit dire qu’il a cru au suicide. Cette manœuvre de désinformation le révoltait et il s’en était plaint personnellement auprès du patron de la chaîne, en vain…
Jean Charbonnel s’est-il confié à vous pour soulager sa conscience ?
Je ne lui ai pas demandé car j’ai pour principe éthique de ne jamais peser sur les témoins, afin que personne ne puisse dire que je les ai influencés. Il s’est cependant confié à d’autres.
« Mon père disait avant sa mort, les salauds ne doivent pas gagner »
Que répondez-vous à Michèle Cotta, selon laquelle Robert Boulin était un homme faible, pris en tenailles entre Henri Tournet et les pressions exercées par sa famille pour acquérir le terrain de Ramatuelle, et plus largement à tous ceux qui ont mis en cause votre famille dans le décès de votre père ?
Ces calomnies ne salissent que son auteur, qui ne connaissait pas les Boulin personnellement, et qui n’a jamais enquêté sur cette affaire. Mais j’aimerais qu’un juge d’instruction puisse lui demander qui lui a mis ces propos dans la bouche…
Êtes-vous en relation avec Florent Boudié, député socialiste de la circonscription de votre père, qui demande la réouverture de l’enquête sur sa disparition ?
Florent Boudié m’a confié s’être engagé en politique en regardant la façon dont Boulin essayait de faire régner plus de justice, d’égalité et de compassion envers ses citoyens.
Je me réjouis de son soutien actif dans la recherche de la vérité, mais je regrette que certains de ses propres amis politiques tentent avec acharnement que la vérité ne soit pas dite afin que les Français ne puissent pas voir comment fonctionnent réellement nos institutions et gardent l’illusion de vivre dans un pays démocratique exemplaire.
Compte tenu des nombreuses déconvenues judiciaires que vous avez essuyées, pensez-vous que sa démarche a des chances d’aboutir ?
Depuis plus de tente ans je tente de faire comprendre combien notre démocratie est corrompue, désarticulée, démantibulée. Heureusement, on peut encore rencontrer dans les allées du pouvoir quelques sages et honnêtes hommes et femmes. J’attends que leurs soutiens deviennent plus opérants.
Il reste encore un an avant que la prescription ne tombe pour éteindre notre action judiciaire. Il faut donc qu’ils fassent vite, sinon le dossier sera définitivement fermé, comme celui de l’assassinat du juge Renault et bien d’autres. Mon père me disait la vieille de sa mort que « les salauds ne doivent pas gagner ». Travaillons ensemble durant cette année pour lui donner raison.
Vous vous êtes battue pendant plus de 30 ans pour que la thèse officielle soit révisée et on peut imaginer que votre image de l’institution judiciaire est désormais passablement écornée…
Le travail assidu sur ce dossier m’a donné une lucidité dont mon enfance très privilégiée m’avait privée. Je sais maintenant qu’aucune institution n’est à l’abri des manipulations de prédateurs au comportement profondément anti-démocratique.
Je suis convaincue qu’il faut changer de paradigme, et pas seulement replâtrer l’institution judiciaire.
Vous avez fait le maximum pour faire bouger les lignes. Aujourd’hui, bien que la justice n’a pour l’heure pas rouvert le dossier, avez-vous le sentiment du devoir accompli ?
Non, il faut continuer car cette affaire est emblématique de toutes les dérives funestes dont souffre notre pays. Elle donne une grille de lecture qui permet de radiographier nos institutions, celles d’aujourd’hui, et d’aller au-delà des apparences. Pour que le fonctionnement de notre société continue de reposer sur des valeurs essentielles à sa survie, il faut que la vérité passe dans ce dossier.
Qu’est-ce qui pourrait vous amener à reprendre votre combat ?
La question n’est pas là. Je n’ai pas arrêté le combat et je n’ai pas l’intention de l’arrêter. Depuis que nous avons commencé à nous battre, le dossier judiciaire s’est beaucoup épaissi d’éléments qui sapent définitivement la thèse officielle et je suis certaine que les historiens de demain sauront y trouver de quoi décrire le fonctionnement de la Cinquième République sous son vrai jour.
Je continue donc à saisir toutes les opportunités, rechercher encore des témoignages et tous les soutiens possibles. Même si l’institution persiste à ignorer les éléments nouveaux que nous apportons, comme ce nouveau témoignage capital recueilli sur France Inter par Benoît Collombat d’une personne digne de confiance ayant vu mon père encadré par deux inconnus à l’heure où, selon la thèse officielle, il était censé être seul se préparant à se suicider….
Ainsi, la vraie question est plutôt de savoir ce qui pourrait conduire les autorités de notre pays à cesser de se voiler la face et à accepter de rechercher la vérité sur ce crime d’Etat camouflé par un mensonge d’Etat. C’est donc bien, en fin de compte, une question politique.
Je convie vos lecteurs à aller sur le site de l’Association: robertboulin.net et à nous faire part de leurs réflexions sur cette affaire.