En ces temps maussades où l’économie a envahi la littérature et où les éditeurs passent plus de temps à scruter les chiffres de vente que le contenu même des livres qu’ils publient, en ces temps où les prix littéraires s’abattent sur le petit monde –parisien – de la littérature française telle une triste pluie de novembre, voici venu le moment de faire le point.
Certes, en publiant cette chronique, il est certain que je ne pourrai faire autrement que de refuser le prix que l’on voudra bien m’offrir un jour, car, à l’instar de Yann Moix, glorieux auteur du pavé indigeste et dégoulinant d’égocentrisme Naissance, il y a sûrement un prix fait pour moi quelque part.
A chaque proclamation de prix littéraire, je ne puis m’empêcher de repenser à une anecdote que j’entendais souvent lorsque j’étais plus jeune. Quelques auteurs et chroniqueurs, proches du journal Combat, avaient décidé de créer un nouveau prix qu’il décernerait à un écrivain qu’ils auraient ensemble choisi. Bien entendu, comme pour toute remise de prix, il fallait trouver un lieu de délibération satisfaisant. Un grand restaurant parisien fut choisi. Nos glorieux amis négocièrent la gratuité du repas auprès du propriétaire des lieux en le convainquant que la remise de ce prix lui attirerait de nombreux clients. La remise du prix n’eut malheureusement que peu d’échos dans la presse parisienne et l’auteur qui avait été adoubé par la jeune Académie, n’eut en fait de récompense pécuniaire que le titre, peu prestigieux, de Prix Combat. Le propriétaire du restaurant ne voulut pas renouveler l’expérience une seconde fois et d’année en année, la remise du prix se déroulait dans des lieux ressemblant davantage à la Pension Vauquer qu’au Troisgros. Un jour enfin, plus aucun restaurateur ne voulut accueillir nos dignes académiciens qui furent obligés de se réunir chez une dame de leur connaissance, un écrivain, qui accepta de leur offrir le couvert en l’échange de l’illustre récompense. Ce fut la fin du Prix Combat.
Cette petite anecdote charmante, et tout à fait véridique, est l’image parfaite de la vanité littéraire et de ses dérives. Chaque écrivain a ses raisons pour accepter ou refuser un prix. Et si le portefeuille a ses raisons que la raison ignore, j’admire la hardiesse et l’indépendance d’esprit de ceux qui ont eu le courage de refuser un prix. Comme le disait très justement l’écrivain Paul Léautaud au journaliste Robert Mallet dans la série d’entretiens qu’il fit pour Radio France à la fin des années 50, « Un écrivain qui reçoit un prix littéraire est déshonoré ». Certes le jugement est vif et sans appel, mais Jean-Paul Sartre ne dit pas autre chose, en 1964, lorsqu’il refuse courageusement le Prix Nobel : « Aucun artiste, aucun écrivain, aucun homme ne mérite d’être consacré de son vivant, parce qu’il a le pouvoir et la liberté de tout changer. Le Prix Nobel m’aurait élevé sur un piédestal alors que je n’avais pas fini d’accomplir des choses, de prendre ma liberté et d’agir, de m’engager.» Il est ici question d’engagement intellectuel. Or, parfois, le refus – et c’est une autre dérive liée à la remise de ces prix – peut parfois prendre la forme d’un coup médiatique. C’est ce que l’on reprocha, au début des années 50, à Louis Poirier, dit Julien Gracq, lorsqu’il refusa le Prix Goncourt pour Le Rivage des Syrtes. Il est pourtant certain que c’était l’indépendance d’esprit et de pensée de cet écrivain, auteur quelques mois plus tôt du fameux pamphlet La littérature à l’estomac, qui l’avait conduit à refuser ce prix et non pas quelque calcul éditorial savamment organisé.
Si tout cela ne vous convainc pas, il reste une troisième voie, celle de l’écrivain Thomas Bernhard qui, malgré son opposition farouche aux prix littéraires – il suffit, pour s’en rendre compte, de lire son petit ouvrage pamphlétaire Mes prix littéraires -, les acceptait toutefois car ils représentaient une somme d’argent considérable et non négligeable. La cupidité est un vilain défaut ; elle devient presque une qualité lorsqu’elle est assumée ouvertement par un écrivain. En revanche, la modestie littéraire est une vertu que Bernhard possédait pleinement, lui qui avait si peu confiance en la qualité de son œuvre. Elle ne semble pas étouffer nos contemporains qui, à la réception d’un prix, s’empressent de faire l’éloge de leur œuvre, la rangeant sans vergogne parmi les classiques.
Charles Guiral