Même si Edwy Plenel a le triomphe très modeste, les journalistes de Médiapart peuvent boire du petit lait. En béton armé, mais habilement dévoilé au compte-gouttes, leur dossier tant critiqué a ébranlé et finalement fait tomber un deuxième ministre, de gauche celui-ci, en l’espace de trois ans…
Moins de deux semaines après avoir démissionné, l’ancien responsable du Budget Jérôme Cahuzac – le même qui, durant l’affaire Eric Woerth, prônait rien de moins qu’un changement de gouvernement ou une dissolution de l’Assemblée Nationale – a en effet avoué ce mercredi être bel et bien titulaire d’un compte bancaire à l’étranger. « A Monsieur le Président de la République, au Premier Ministre, à mes anciens collègues du gouvernement, je demande pardon du dommage que je leur ai causé. A mes collègues parlementaires, à mes électeurs, aux Françaises et aux Français, j’exprime mes sincères et plus profonds regrets (…) J’ai mené une lutte intérieure taraudante pour tenter de résoudre le conflit entre le devoir de vérité auquel j’ai manqué et le souci de remplir les missions qui m’ont été confiées et notamment la dernière que je n’ai pu mener à bien. J’ai été pris dans une spirale du mensonge et m’y suis fourvoyé », a-t-il écrit sur son blog. Des mots pathétiques qui ont fait suite à une mise en examen pour blanchiment de fraude fiscale. Des mots malgré tout courageux qui ne pouvaient que déclencher une ire nationale et un tsunami politique dont les conséquences demeurent cependant, à ce stade, impossibles à évaluer.
Submergera-t-il les élus de tous bords ? Fera-t-il le jeu des extrêmes ? Se traduira-t-il par une montée de l’abstention au cours des prochaines échéances électorales ? A court terme, assisterons-nous à un remaniement gouvernemental ? Si oui, de quelle ampleur ? Pour l’heure, à gauche, le chagrin et la déception, pour ne pas dire l’écoeurement, sont en tout cas immenses.
« Le prototype du salaud »
Membre du Bureau national du Parti socialiste, Gérard Filoche n’a ainsi pu cacher son émotion sur le plateau de LCI, analysant l’affaire d’un point de vue citoyen et rappelant en ces termes son exceptionnelle gravité, mais aussi sa forte portée symbolique : « Il y en a assez de ce genre de complicités, il y en a assez de ce genre de situations où on se retrouve spoliés (…) On a un chef du Budget qui fraude lui-même, qui ment, les yeux dans les yeux (…) On avait un ministre du Budget qui devait chasser la fraude fiscale et qui ne le faisait pas (…) Vous croyez que les politiques, les militants, les syndicats peuvent supporter cela, une fois, une seule fois ? (…) Et maintenant on va chercher quelques milliards dans les allocations familiales, on va chercher quelques milliards dans les petites retraites, mais de qui se moque-t-on ? Je suis socialiste, mais je ne peux pas tolérer ça ! Je ne peux pas tolérer qu’un ministre du Budget de mon gouvernement, que j’ai soutenu, me mente là-dessus. »
Fervent défenseur du « petit peuple », chantre de ce que les déçus de François Hollande – et ils sont nombreux, y compris à gauche – appelleraient le « vrai » socialisme, cet ancien inspecteur des Finances n’est bien sûr pas le seul à s’être senti trahi et à accuser le coup. Ministre de la Culture, Aurélie Filipetti avait quelque raison de se dire « flouée » et notre consoeur Audrey Pulvar « cocufiée », tandis qu’à leur gauche, le très vindicatif Jean-Luc Mélenchon dépeignait Jérôme Cahuzac, apôtre d’une rigueur dont il est aujourd’hui acquis qu’elle ne le concernait pas, comme « le prototype du salaud ». Plutôt économe en matière de philippiques, la droite traditionnelle, elle, s’interroge : le capitaine de pédalo François Hollande a-t-il perdu les pédales ? Etait-il informé ?
Soit le président « ne savait rien et c’est quand même extrêmement grave parce que cela signifie que lui-même fait preuve d’une certaine candeur, soit il savait et cela veut dire qu’il a menti aux Français », a jugé au micro d’Europe 1 le président de l’UMPJean-François Copé, pour qui le chef de l’Etat et le Premier ministre Jean-Marc Ayrault doivent s’expliquer « beaucoup plus profondément devant les Français » et selon lequel le « système Hollande » tout entier est à présent discrédité. Un point de vue partagé par l’ancien président de l’Assemblée Nationale Bernard Accoyer et par les députés de l’UDI, qui réclament la constitution d’une commission d’enquête (une requête à laquelle leurs collègues de l’UMP pourraient s’associer), alors que de son côté Laurent Wauquiez a également regretté que M. Cahuzac, au demeurant très vite lâché par ses pairs, ait été nommé sans « vérifications » préalables.
Sur la même ligne, François Bayrou vient pour sa part d’officialiser le lancement d’une pétition pour – enfin – moraliser la vie publique, l’objectif étant de déboucher sur une loi et d’obtenir le texte soit par voie parlementaire, soit par référendum.
Un (gros) caillou supplémentaire dans la chaussure de François Hollande
D’autres, sachant l’ancien ministre du Budget plus que jamais fragile, vulnérable et qui s’est dit lui-même « dévasté par le remord », redoutent une issue tragique et, sur la base du funeste précédent Pierre Bérégovoy, invitent implicitement la presse à ne pas mitrailler l’ambulance. Très attendue, la réaction du chef de l’Etat n’a logiquement pas tardé. Le soir même, ce dernier, bien conscient que la « République exemplaire » qu’il a appelée de ses vœux a du plomb dans l’aile, s’est en effet fendu d’un communiqué dans lequel il a évoqué « une impardonnable faute morale ».
Et d’enfoncer le clou jeudi en fin de matinée devant les caméras, en marge d’une visite officielle au Maroc devenue brutalement le cadet de ses nombreux soucis : « Il a trompé les plus hautes autorités du pays (…) C’est un outrage fait à la République. »« J’affirme ici que M. Cahuzac n’a bénéficié d’aucune protection hormis celle de la présomption d’innocence », a-t-il poursuivi face aux accusations d’incompétence, de mutisme ou de mensonge de ses contempteurs, sans parvenir à les faire taire. Celui-là même qui a reproché à plusieurs reprises à son prédécesseur de légiférer dans l’émotion a par ailleurs fait trois annonces dont on peut néanmoins douter qu’elles réussissent à éteindre ou même circonscrire l’incendie : la réforme du Conseil supérieur de la magistrature en vue de renforcer l’indépendance de la justice ; l’engagement d’une lutte « impitoyable » contre les conflits d’intérêts publics et privés à travers, dans un premier temps, la « publication du patrimoine » des ministres et de tous les parlementaires ; et enfin l’interdiction de tout mandat public pour les élus condamnés pour corruption ou pour fraude.
Les aveux pour le moins tardifs de M. Cahuzac, qui pendant quatre mois n’a eu de cesse de nier, toute honte bue, avec un aplomb rétrospectivement phénoménal, les accusations portées contre lui, appellent une réponse forte de l’exécutif et sont un double coup. De tonnerre et de Jarnac. Déjà confronté à une impopularité record, dans un contexte de hausse constante du chômage, le locataire de l’Elysée s’en serait évidemment volontiers passé. Il le sait : les Français sont excédés, chauffés à blanc et ne peuvent accepter sans broncher ce que, selon le degré d’indignation, il faut bien assimiler à une terrible provocation, un bras d’honneur ou une preuve supplémentaire du déficit abyssal d’intégrité, de probité et de valeurs morales de la classe politique. A l’étranger, c’est l’image du pays tout entier qui est écornée. Plus grave, n’en déplaise au successeur de M. Cahuzac, Bernard Cazeneuve, selon lequel il ne s’agit pas d’une affaire d’Etat (!) : tous les ingrédients d’une crise politique majeure sont maintenant réunis. Dans l’immédiat, la tentation du « tous pourris » est grande et des têtes pourraient tomber. En premier lieu celle du ministre de l’Economie Pierre Moscovici, dont certains à droite réclament la démission.
Médiapart en position de force
Une requête légitimée par les propos du journaliste de Médiapart Fabrice Arfi, principal tisseur de la toile d’araignée, qui a assuré que « Mosco » a « utilisé les moyens de l’Etat à des fins personnelles pour tenter de blanchir un copain, alors que la justice enquêtait déjà ». « Il y a depuis 2001 un maquillage, c’est-à-dire que l’on camoufle l’identité du bénéficiaire (NDLR : Jérôme Cahuzac). Après, les fonds sont transférés à Singapour pour continuer à opacifier la vérité », a-t-il ajouté. Et d’affirmer que l’affaire Cahuzac ne fait « que commencer », considérant la personnalité et les responsabilités du gestionnaire du ministre démissionnaire Hervé Dreyfus, lequel représente « d’énormes fortunes françaises qui ont décidé de frauder le Fisc ».
Le PS n’est donc pas le seul à devoir se préparer à des nuits agitées, étant acquis que Médiapart, passé en quelques heures du statut de site Internet plus redouté que redoutable à celui d’Evangile, ne s’arrêtera pas en si bon chemin. On imagine sa rédaction s’étrangler devant le spectacle a posteriori ahurissant d’un ministre du Budget mettant en doute leur sérieux et leurs investigations devant les députés, mais aussi à la radio et sur son compte Twitter, et « coupables » de ne pas avoir « accepté de produire le moindre document étayant leurs affirmations délirantes ». « A supposer qu’ils existent, je peux par avance qualifier ces soi-disant documents comme étant de faux grossiers » ; « Mes accusateurs devront prouver que les allégations sont fondées. Ils auront du mal » ; « Aucun des prétendus éléments matériels dont Médiapart croit disposer ne sont convaincants, ne m’impressionnent ni ne peuvent ébranler ma détermination à poursuivre mon action » ; « Ce n’est pas à moi de dire que je suis hors de cause, mais en conscience, je l’ai toujours été » : la liste (non-exhaustive) des déclarations de l’intéressé au sujet de l’affaire a quelque chose d’insupportable. La quintessence du culot, le summum du cynisme et tout ce que nos concitoyens abhorrent en politique.
Comment diable un homme public ayant entre autres responsabilités celle, immense, de lutter contre l’évasion et la fraude fiscales a-t-il pu à ce point manquer de discernement et persister aussi longtemps dans le déni ? « Avec ses dissimulations, ses mensonges, M. Cahuzac a fait bien plus que salir son honneur », estime Libération, qui a aussi dénoncé une « ignominie », soit très exactement l’opinion des Français qui croient ou croyaient encore en la bonne foi, la franchise et la loyauté de leurs représentants.
Reste le cas du chef de l’Etat, qui « savait ce que tout le monde savait » aux dires de M. Plenel et n’aurait « pas d’excuse » à faire valoir pour ne pas avoir réagi plus vite dans l’affaire Cahuzac. Celui de ce dernier étant à présent réglé, la suspicion se porte sur lui et, à un degré moindre, sur l’hôte de Matignon. Le président est déjà presque nu et pourrait y laisser des plumes supplémentaires. Cette épreuve terrible, tout porte à croire qu’il n’y était pas préparé, de même que tout indique qu’il n’a pas su mesurer la gravité des maux auquel est confronté le pays dont il a la charge depuis près d’un an. Il serait grand temps de montrer de quel bois il se chauffe et surtout de quel métal il est fait.
M. Cahuzac, lui, a volé en éclats. Enterré politiquement sans fleur ni couronne, il a désormais tout loisir de méditer ce propos de Talleyrand : « Il y a une chose plus terrible que la calomnie, c’est la vérité. »
Guillaume DUHAMEL