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Voici quelques semaines j’ai découvert Michel Houellebecq. Je veux dire, lu un de ses romans. Mes amis ne cessaient de louer son habilité à décrire le monde tel qu’il est, la France des petites gens, des passions médiocres, celle qu’on cherche toujours à enjoliver.

Une semaine a suffi à terminer Extension du domaine de la lutte. Confortablement installé dans mon canapé, je tournais les pages, sans pouvoir m’arrêter. Ici, point de figure de style superficielle, pour tenter de rendre présentable un monde devenu ennuyeux.

Avant que la populace médiatique, les chevaliers de l’indignation et autres twittos en manque d’affection me prennent pour cible, je débuterais par dire que je fais partie intégrante de cette mascarade. Je vais au Carrefour Market acheter mon café commerce équitable, je regarde des séries, je faisais les soldes il n’y a pas si longtemps encore, je trouve que, oui, parfois Bourdin va « un peu loin », j’essaye de me plaindre le plus souvent possible, en groupe, et m’enthousiasme parfois pour une promo internet. Je cherche ma place comme je peux.

Le Michelisme, un non-art de vivre

Souvent, nous voudrions attirer le chaland par notre discours, et notre interlocuteur ne sert plus qu’à nous faire briller, à nous confirmer. Cependant, pas un œil curieux ne s’est retourné sur nous, et nous sommes déçus

Eu égard au volume assez compact du livre, je l’emportais dans les transports en commun, lieu de tous les possibles. Vissé sur mon strapontin, j’observais alors les jeunes femmes et jeunes hommes (et moins jeunes d’ailleurs) s’attachant à élaborer frénétiquement des messages, photos retravaillées sur leur portable. D’autres discutant sans relâche des avantages de commander ses courses sur Internet, d’autres encore blâmant ce temps maussade, certains parlant politique. Des regards hébétés se croisaient.

Je referme le livre, trop heureux de voir le monde de Michel se déployer sous mes yeux, fasciné par la nouvelle propension de l’être humain à ne pas faire rêver, à rester indéniablement dans l’utilitaire. Et là, à ce moment précis, l’essence de son univers apparaissait devant moi en lettres de feu :

« Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leurs âmes. », Alexis de Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, vol. II

L’Homme moderne, celui qui se fait jour au tournant du millénaire, se caractérise par une absence de modestie face à la propre banalité de son existence. Le grand malentendu de notre époque en somme. Michel est un des seuls qui soit parvenu à décrire ce moment civilisationnel, cette appétence sans cesse renouvelée pour la modération et le conformisme, doublée d’un enthousiasme sans précédent pour soi. Les gens sont ordinaires, incapables cependant de le reconnaitre. Croyant tout maîtriser, si épris d’eux-mêmes, mais encerclés par l’information, personnelle, professionnelle, « internationale », ils ne savent plus s’ennuyer. Cet Homme ne sait donc plus se retrouver soi-même pour réfléchir à ce qu’il est devenu. Nous avons besoin d’être dérangés.

Alors il se complait dans l’activité, grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf. Cela inclut aussi le monde du salariat, dont j’entends le vocabulaire ubuesque mais toujours péremptoire, les luttes de pouvoir mesquines et sans fin au sein de la superstructure de travail, la « filiale ». Toutes ces bagatelles se résument à une couleur, qui se décline sur des tons assez semblables.

On parle un peu fort dans le métro, ou au Courte-Paille, pour attirer l’oreille du néophyte, à défaut sans doute de parler fort peu. Ainsi, « on doit optimiser les process » sur la ligne 1, en direction de la Défense. Il arrive aussi qu’on fasse « discuter l’histoire avec les comédiens », ou qu’on prépare un « one-man-show », rédigeant une énième vanne sur les sites de rencontre ou les Iphone, finissant un menu plat dessert à 13,50 vers République. Et d’un coup, on ne s’étonne plus de rien, le rêve parait accessible. Enfin un rêve très échancré, low-cost, sponsorisé par Ryanair.

Souvent, nous voudrions attirer le chaland par notre discours, et notre interlocuteur ne sert plus qu’à nous faire briller, à nous confirmer. Cependant, pas un œil curieux ne s’est retourné sur nous, et nous sommes déçus. La promotion de soi dans le néant. Un Tisserand sommeille en chacun de nous. En général, ça ne marche pas.

 « J’ai passé le week-end à m’ennuyer »

A midi, on assiste au chassé-croisé des formules sandwich, boisson, dessert. Histoire de ne pas dépasser le montant de son ticket restau, d’autant qu’une partie du carnet servira à payer les courses du week-end. Alors évidemment la compétition fait rage. « Vous rendez la monnaie ? » On écoute attentivement les propositions « d’avoirs » qui se font écho dans les échoppes : « 2.50, ça vous fera un bel avoir !». Un ticket restau de 8.50 euros commencera à éveiller l’intérêt, en-dessous, ne comptez pas obtenir l’audience des princes.

Lorsqu’on peut se le permettre, on se fait gentiment avoir, avec la désormais fameuse street-food, cette nourriture de pauvres, faite pour les riches milieu de gamme, et essentiellement consommée par eux, car apparemment, les ingrédients y seraient plus sains. Vous mangez un burger sans aller au Mcdo, et ça vous coûte trois fois plus cher. La lutte est partout, même dans l’assiette. Il faut pouvoir raconter une belle histoire lorsqu’on est entre amis, le vendredi soir. On a ainsi découvert cet endroit sympa qui fait des burgers.

L’Happy Hour bat son plein, la lumière tamisée nous empêche de voir les traits tirés de bataillons de trentenaires milieu de gamme, gagnant « 2,5 le SMIC »

Tout commence le vendredi soir donc, avec un « afterwork » sans far sans un bar de la capitale. L’Happy Hour bat son plein, la lumière tamisée nous empêche de voir les traits tirés de bataillons de trentenaires milieu de gamme, gagnant « 2,5 le SMIC », généreux sur la pinte, faisant face à une armée de femmes, cadres dynamiques, sans pour autant lever les yeux vers l’une d’elles. Sans doute trop de mails à traiter de part et d’autres. Ce fastidieux manège est éprouvant de médiocrité. Certains ont même tenté de régler en tickets restaurant. De toute façon, même si quelques numéros sont pris, on se revoit peu. On préfère s’envoyer des sms et les montrer aux copains.

Ainsi, même si le samedi soir nous avons une folle envie de regarder quelques saisons de Scandal dans son lit avec des pépitos et leurs miettes qui vous grattent sous la couette, ou de tranquillement déprimer sur Facebook, envoyant des likes qui resteront comme une tentative désespérée de s’intéresser aux gens, nous avons pour mission de rester malgré tout, dans le coup. L’ennui est prohibé.

De toute façon, même si quelques numéros sont pris, on se revoit peu. On préfère s’envoyer des sms et les montrer aux copains.

Le lundi, pour tenter de lutter contre la déprime du début de semaine, près de la machine à café, on se racontera donc ce qu’on a fait de son week-end. La réponse est obligatoire : une activité qui nous valorise aux yeux de nos pairs. Lire, cela n’est pas assez entreprenant. Une soirée d’anniversaire dans un bar « branché » de la capitale. Mieux. Un concert de « Beyoncé » ? Le Graal, même après 35 ans. Car l’activité doit être comprise immédiatement, la patience n’est plus une possibilité sérieuse. L’activité ne doit pas permettre d’imaginer un monde, il faudrait pour cela pouvoir l’expliquer. C’est bien trop compliqué. Le weekend reste l’endroit qui doit susciter l’envie chez votre auditoire. Par conséquent, on ne peut se risquer à évoquer quelque chose de trop conceptuel. Cela ne va pas plus loin : une compétition d’insignifiances. Du milieu de gamme, vous dis-je.

« T’as pris un Iphone ou un Samsung ?»

Tout doit passer par le portable, il enregistre notre vie à travers des centaines de photos. Michel parlait de révolution « télématique », mais c’est la révolution numérique qui nous a enfermés en nous-même, on s’est replié sur soi dans la joie et la bonne humeur. Avec cet outil, la seule chose qu’on se refuse maintenant à faire, c’est téléphoner. La seule chose qui ferait du bien, qui tendrait à créer du lien humain, nous rebute. Il ne brise pas les volontés, mais les amollit, juste ce qu’il faut, pour comprimer les rapports humains. Tout est maitrisé, préparé, amendé, corrigé, documenté. La conversation, connue pour son caractère désordonnée, a donc fait long feu. Nous voulons expliquer le monde uniquement à travers des images, accompagnées d’un texte oral complètement dégradé.

Alors on s’excuse, on demande où se trouve l’autre (on pourrait longuement évoquer cette nouvelle phobie de devoir attendre quelqu’un car on a eu le malheur « d’arriver à l’heure »), on prévoit un rendez-vous, on refait le monde, on annonce la naissance d’un enfant, la mort d’un autre, le tout par messages interposés. Finalement, tout se vaut.

Les plus jeunes d’entre vous ne se souviennent sans doute pas des albums photos. La famille se réunissait le dimanche après-midi, jour de repos des esprits et des cœurs, on se penchait sur l’album photos. La vision de ces images était attachée à des souvenirs qui avaient un sens précis. Une ville, un lieu, une personne, un habitat venait déclencher en nous la mémoire d’un moment agréable. Ce moment était ensuite évoqué par le doyen de la famille, le père ou la mère, qui nous faisait comprendre notre place dans un monde qui avait changé depuis.

Socialement, l’émotion se porte sur la vidéo de la semaine : l’escroquerie d’un réseau qui n’a plus grand chose de social. Après trois ou quatre commentaires, les gens en profitent pour s’insulter copieusement.

Aujourd’hui, tout est image, tout est photos. Il aurait été inconcevable de prendre le cliché d’un vêtement, ou d’un repas. On appréciera sans doute mieux le plat en s’en délectant. L’affaire est entendue. Mais il apparait que peut-être le prendre en photo et l’envoyer à qui de droit augmenterait ce plaisir. On photographie finalement tous les mêmes choses.

Le déplacement du sentiment passe par la machine. Les emojis seront le salut de certains, la perte d’autres. Tels des Pokémons, il faudrait tous les attraper. Même Facebook s’y est mis. Qu’est-ce que le portable, sinon une fenêtre sur le monde, ou sur rien ? On a cette étrange impression d’une simplification des sentiments et des mœurs. Une pastille suffit, le nouveau condiment émotionnel saturé de conservateurs.

Socialement, l’émotion se porte sur la vidéo de la semaine : l’escroquerie d’un réseau qui n’a plus grand chose de social. Après trois ou quatre commentaires, les gens en profitent pour s’insulter copieusement. On imagine difficilement la réciproque dans une vie qui ne serait pas fantasmée. Parfois un chat taquine un gros chien, une vieille femme, un enfant ou des célébrités. Il n’en faut pas plus à l’être connecté. On envoie d’ailleurs des représentations de soi filtrées dans le métro à son « mec » ou sa « nana », rencontrés à une crémaillère dans un studio/placard parisien sans ascenseur, où, vers 2h du matin, l’œil vitreux, gorgé de Martini bianco, on aura décidé de jeter son dévolu sur une copine « pas trop moche ». Mais bon, on se dit que ça fera l’affaire.

L’aspect inattendu d’une simple discussion est devenu quelque chose d’inenvisageable pour le jeune urbain.

Parce-qu’elle l’aura affublé d’un sobriquet grotesque « BB » accompagné du dessin d’un cœur ou d’une espèce de signe censée représenter l’intensité de leur affection, l’homme y répondra par un « Tu me laisses être ton petit caribou ? ». Notons que souvent, quand l’affection est superficielle, le signe de l’attribut téléphonique sera grandiloquent. C’est comme ça, les gens futiles restent ceux qu’on voit le plus. Les gens discrets sont rares. Dans le même temps, ces messages sont donnés en pâture au monde, l’intime anéanti, nul et non avenu.

L’aspect inattendu d’une simple discussion est devenu quelque chose d’inenvisageable pour le jeune urbain.

Ce siècle sera celui de la perte de sens des Hommes. Il devient impossible de spéculer sur sa place dans l’univers lorsqu’on est sans cesse interrompu par le brouahaha du monde, le buzz ou la notification. Michel nous avait prévenus : nous nous enfermons. L’Homme sans Dieu ne prend plus le temps de se détacher du monde. Sans doute par peur de « rater quelque chose ». L’austérité, c’est la liberté.

« Soyez libres », disait Michel.

J’ai terminé Lazarote. Je commence Plateforme. Il était temps de partir en vacances.

 

 

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Rémi Loriov

Rémi Loriov est un homme libre qui s'intéresse à tout. On dit souvent à son propos : "personne ne sait ce qu'il fait, mais il le fait très bien." Il aime les histoires.

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