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Philippe Rubempré revient sur l’essai de Jean-François Kahn, L’ineffaçable trahison, Plon, septembre 2015.

 « La démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple. » – Abraham Lincoln

 « En démocratie, la politique est l’art de faire croire au peuple qu’il gouverne. » – Louis Latzarus

 « Mais oui on peut lui mentir au peuple ! Il aime qu’on lui mente le peuple. » Victor Pivert (Louis de Funès) dans Rabbi Jacob, film de Gérard Oury (1973).

 Nouvel essai signé Jean-François Kahn, premier cru de 2015 à en croire la bibliographie en fin de volume. JFK publie comme il parle, débit mitraillette. Le problème est qu’il écrit aussi comme il parle – au moins, nous avons le temps de le comprendre. L’ineffaçable trahison entreprend de décrire ce phénomène et d’en démonter les rouages dans un premier temps, puis de faire la généalogie du basculement. L’ineffaçable trahison est celle des politiques, plus particulièrement des partis dits de gouvernement, qui se font élire sur un programme qu’ils s’échinent à ne pas mettre en œuvre, voire, comme c’est le cas du Socialiste de la rue du Cirque, à faire exactement le contraire. Ainsi Kahn de démontrer et de démonter les fanfaronnades de la Sarkozie, dont le bilan ne fut pas, et c’est le moins que l’on puisse dire, reluisant[1] ; ainsi Kahn de démontrer comment Hollande s’est fait élire sur un discours de gauche, « mon ennemi c’est la finance », pour mieux appliquer le programme du candidat Sarkozy de 2012, et de montrer comment la droite, prise au piège, en vient à renier ce qu’elle a adoré, et se vautre dans la démagogie crasse pour piquer des électeurs au Front national[2]. Kahn, centriste, social-démocrate tendance libérale ou démocrate-libéral à fibre sociale, comme l’on voudra, dénonce aussi la trahison des centristes en 2007, qui, ayant obtenu près de 20% des suffrages au premier tour de la présidentielle, ont presque tous lâché leur tête de liste pour des clopinettes.

« Le perdant objectif est le peuple, ce gêneur ».

Cela relève de la prostitution électoraliste. Le portrait de Maurice Leroy[3] est à ce titre hilarant, et en voilà un de rhabillé pour quelques hivers bien rigoureux, le plus tragique étant que le parcours de ce professionnel de la politicaillerie donne raison aux tenants du « tous pourris ». L’ineffaçable trahison est en fait une somme, une accumulation de multiples trahisons. Le gagnant objectif est le Front national, quoi qu’on en pense par ailleurs (et qui n’est pas exempt de trahisons et autres retournements de veste : comparer le programme de Jean-Marie Le Pen dans les années 1980-1990 avec celui de sa fille aujourd’hui) ; le perdant objectif est le peuple, ce gêneur[4]. Autant de mensonges et de trahisons qui ont éloigné au fil du temps une majorité relative d’électeurs (non-inscrits + abstentionnistes + votes blancs = Premier parti de France), qui ont détruit toute confiance et laissé que peu d’espoir…

La carrière et le projet

Jean-François Kahn décrit parfaitement dans son essai les tenants et aboutissants de l’ineffaçable trahison. La carrière a remplacé le projet. Le désengagement idéologique de l’État lui a ôté tout contrôle et l’oblige à payer (donc nous, contribuables, payons) les erreurs et les inconséquences d’une gestion sociale laissée aux mains de financiers et d’idéologues attachés à leurs privilèges, qui n’ont aucun intérêt au changement. Le changement, ce n’est pas maintenant. La France n’a pas de projet, ce que Kahn montre bien.

« Il ne reste au pouvoir sarkosyste hier, soit-disant socialiste aujourd’hui que le moralisme et l’hygiénisme pour faire croire qu’ils agissent ».

Et pour paraphraser de Gaulle, il ne sert à rien de sauter sur sa chaise comme un cabri en beuglant la croissance, la croissance, la croissance. Sans confiance, pas de croissance ; sans projet, pas de confiance ; sans identité, pas de projet. Il ne reste au pouvoir sarkosyste hier, soit-disant socialiste aujourd’hui que le moralisme et l’hygiénisme pour faire croire qu’ils agissent (en fait, il s’agit d’une réduction scandaleuse des libertés individuelles, d’une infantilisation des citoyens auxquels on ne laisse plus la responsabilité de décider ce qui est bon ou non pour eux[5]). L’investissement du politique dans le champ de la mémoire et de la manipulation de l’histoire est à ce titre tout à fait exemplaire :

« Comme un malaise, cependant. Plus l’horizon se bouche, plus on se distrait en regardant derrière soi. Du présent faisons table rase. Grâce au plongeon dans le passé on relativise la difficulté de nager vers l’avenir. La réactualisation d’hier permet de désactualiser demain. C’était pire avant. Des hécatombes, des holocaustes, et vous me parlez de quelques pour cent d’augmentation du chômage ! Alors, on refait 14, mais sans citer Jaurès. Parce qu’on aurait honte. On refait 44. Mais sans trop citer de Gaulle. Parce qu’on aurait honte aussi. On a oublié de refaire 34, parce que la puissante mobilisation républicaine, qui à l’époque répliqua à l’émeute réactionnaire, ferait honte. (…)

François Hollande l’a vite compris : puisqu’il ne domine pas ce qui sera, il prend la posture de celui qui domine ce qui fut. Faute d’imaginer le futur, il prévoit l’imparfait. » (p.189-190)

La citation est longue, mais éloquente. Jean-François Kahn dénonce avec la même acuité la tartufferie et la manipulation à l’œuvre autour de l’islamophobie et du racisme, citant notamment un sondage dont les chiffres établissent que la France n’est pas un pays raciste, et que Libération a interprété comme étant la preuve que la France est un pays raciste[6]…

Là où, à notre sens, le bât blesse dans l’essai de Jean-François Kahn, c’est sur les causes profondes de l’ineffaçable trahison. Il nous semble que cela procède de deux abandons initiaux : le cadre (abandon de la Nation comme cadre de référence) d’une part, et l’outil d’autre part (abandon de l’éducation, c’est-à-dire du seul vecteur de liberté et de responsabilité non seulement possible, mais essentiel au bon fonctionnement d’une démocratie). Kahn en parle dans son essai, comment ne le pourrait-il pas, mais il est dommage que ces deux abandons fondateurs, consécutifs de la Seconde Guerre mondiale et d’une décolonisation violente, concomitants avec un développement économique et technique jusque-là inconnu (les Trente Glorieuses), n’apparaissent pas, ce que nous pensons, comme le point de départ de la mécanique qui a conduit à cette ineffaçable trahison, dont nous partageons le constat.

Le Librairtaire

 

 

[1]Notamment du fait de la personnalité politique de Nicolas Sarkozy, son goût du pouvoir, ses amitiés guidées par le culte du Saint-Fric mondialisé, son narcissisme bling-bling, son arrogance et son mépris vis-à-vis de ses adversaires comme de ses amis politiques.

[2]Chapitre 21, JFK démontre très bien la tartufferie du clivage gauche/droite, soumis à un brouillage des cartes permanent. Tout cela ne vise qu’à rester à la manœuvre le plus longtemps possible. J’ajoute, à titre personnel, que cette soif d’être aux responsabilités n’est qu’un appétit d’irresponsabilités, de léchages de postérieurs financiers à en avoir la langue râpeuse et la retraite dorée. La « carrière » civile de Sarkozy après son échec en 2012 en est un exemple éloquent. Les contre-exemples sont rares, et plus rarement encore au pouvoir.

[3]P. 187 : « (…) Qui, le premier, a diagnostiqué et proclamé que Sarkozy était fou à interner ? L’excellent Maurice Leroy. Ancien communiste passé pasquaïen, puis bayrouïste, avant de lâcher sa troisième allégeance. Il deviendra ministre sarkozyste. Ce dont personne, à part lui, ne s’aperçut. Un type doué qui choisit de dissoudre son talent dans la félonie. Histoire de gagner du Ganelon. »

[4]Cf Jack Dion, Le mépris du peuple, éditions Les Liens qui Libèrent, 2015.

http://lenouveaucenacle.fr/les-six-commandements-de-loligarchie-jack-dion-et-le-mepris-du-peuple

[5]« (…) On sait qu’en démocratie la liberté est fondée sur le principe absolu que la vie privée doit, normalement (sauf circonstances exceptionnelles), être soustraite au contrôle de la société ou de la puissance publique (Big Brother) ; or l’hygiénisme tend invinciblement à placer les comportements individuels sous l’emprise du corps social, avec d’autant moins de scrupules que « c’est pour la bonne cause. » »- Dominique Wolton

[6]Cf chapitre 24, la France raciste, pp. 230-235.

Le Librairtaire

Le Librairtaire

Historien de formation, Le Librairtaire vit à Cordicopolis. Bibliophage bibliophile, amateur de caves à cigares et à vins. http://librairtaire.fr/wordpress/

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