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C’est par le regard du spectateur– qui traverse l’espace immobile entre l’œuvre et lui que nous trouvons la résistance la plus aiguë selon Rosalind Krauss (L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, 1993) à l’internationalisation de la culture et au phénomène de culture de masse.

Ce regard exprime et prolonge l’isolement – cet isolement n’étant nullement synonyme d’appauvrissement, bien au contraire puisqu’il met à jour les vraies questions.

Déjà Merleau-Ponty (en photo à la Une) nous éclaire sur ce système de perception, par le dépassement du simple rôle de spectateur :

« …je n’en suis pas le spectateur, j’y suis partie, et c’est mon inhérence à un point de vue qui rend possible à la fois la finitude de ma perception et son ouverture au monde total comme horizon de toute perception. » (Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard [1945] 1981, p.350)

Ainsi chez un artiste comme Giacometti, on peut l’expérimenter grâce notamment à son travail d’après-guerre.

Par « ces figures allongées telles des lames, agitées d’un frémissement  par une élaboration plastique qui laisse leurs contours en état d’imprécision visuelle permanente… » (R.Krauss,ibid. p321)

Giacometti

Cela rejoint également ce que dit Merleau-Ponty dans la mesure où la perception de l’œuvre de Giacometti en tant que fonction de l’intentionnalité – et en tant que cause et effet simultanés de la prise sur le monde de celui qui regarde (toujours selon R.Krauss).

De fait Giacometti nous oblige à regarder différemment, c’est-à-dire à regarder à distance et par conséquent invente un champ nouveau de création.

Il introduit d’une certaine manière la représentation de la distance à l’histoire trois fois millénaire de la sculpture  selon Reinhold Hohl (Albert Giacometti, Lausanne, Clairefontaine, 1971, p.107).

Par l’indistinction, l’allongement, la frontalité des figures, Giacometti   fait « croire » que son œuvre est le résultat du regard éloigné du spectateur.

Cet artiste résume par son œuvre l’idée de la transitivité de cette relation entre le spectateur, l’objet et le monde permettant différents phénomènes tels que « élever », « étendre », « compresser », « tourner ».

D’autres artistes emprunteront le même cheminement, je pense notamment à Serra dans son œuvre « Shift ».

Il réussira par ses constructions en béton situées en pleine nature à cette transitivité réciproque entre le regardeur et le regardé qui se modifient l’un l’autre en échangeant leurs positions dans l’espace visuel.

Mais Serra par son film Railroad Turnbridge introduira aussi la notion du temps et  celle-ci  va séparer les deux approches de Giacometti/Serra : avec Giacometti on sera toujours confronté à une image à distance alors que pour  Serra ce sera à la fois le temps et l’espace.

En réalité c’est Marcel Proust avec son célèbre passage de A la recherche du temps perdu qui réalisait bien avant tout le monde cette synthèse temps/espace pour appréhender le monde.

Il y a tout juste cent ans, le  14 novembre 1913, qu’il publiait son premier livre Du côté de chez Swann, le début de son grand roman en sept volumes intitulé À la recherche du temps perdu. Un centenaire qui est célébré à travers de nombreuses parutions en France et à l’étranger.

Notamment dans cette page où il va faire apparaître les clochers de Martinville en une confluence particulière de l’espace et du temps.

Proust

 « … nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de temps et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l’horizon à nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe d’adieu leurs cimes ensoleillés.

Parfois l’un s’effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore ; mais la route changea de direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et disparurent à mes yeux.

Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une dernière fois de très loin, qui n’étaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de la ligne basse des champs. «  (M.Proust, A la recherche du temps perdu, t.1 : Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1954, pp.181-182)

Il transporte le spectateur dans un espace étrange  entre la route en lacet et les trois clochers qui apparaissent et disparaissent comme par magie.

Et toujours cette variation incessante à l’intérieur du temps. Marcel Proust  appréhende le monde par son  seul regard.

Il réussit aussi à nous associer à ce spectacle esthétique unique  par le dépassement du simple rôle de spectateur.

Christian Schmitt

http://www.espacetrevisse.com

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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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