« Madiba » s’apprête à passer de vie à trépas. L’humanité doit se préparer à la perte d’un symbole marquant.
Comme tous les grands hommes, il a lui aussi commis des erreurs de jugement. Galopante, l’épidémie de SIDA n’a ainsi pas été contenue, ni même suffisamment combattue. Il n’en avait pas pris la mesure et n’a sans doute définitivement compris qu’en 2005, quand l’un de ses fils a succombé au virus. L’Afrique du Sud demeure aussi un pays très dangereux caractérisé par d’importantes inégalités sociales.
Il lui aurait fallu plusieurs vies pour retirer tous les vers du fruit, mais peut-on vraiment tenir rigueur à Nelson Mandela de ces échecs ? De cet unique mandat porteur d’immenses espoirs, de trop d’espoirs finalement déçus ? Du respect qu’il a témoigné envers le colonel Kadhafi, certes tyran, mais d’abord antifasciste – et c’était bien l’essentiel aux yeux de « Madiba » ?
Si on juge l’arbre à ses fruits alors, sans l’ombre d’un doute, il est de la marque des très grands de ce monde. De la trempe des Gandhi, version ségrégation et larmes de sang. De ces hommes capables d’améliorer les vies de millions de ses pairs, quitte à compromettre la sienne, mais sans compromis.
L’histoire est connue de la planète entière. C’est celle d’un pestiféré devenu président. Du plus célèbre adversaire de l’apartheid, cette honte suprême, finalement vaincu au terme de décennies d’une lutte dramatiquement inégale, avec le concours d’un président blanc, Frederik de Klerk, désigné prix Nobel de la Paix avec lui en 1993.
Mandela et ses vingt-sept ans de malheurs
Le destin de l’Afrique du Sud et le sien se sont confondus pour de bon dans cette première moitié des années 1990. Elu en 1994, Nelson Mandela a écrit son histoire et celle de son pays, obtenant le scalp d’un régime vomitif, mais dont la condamnation ne fut longtemps pas unanime.
Face à l’horreur, il s’était radicalisé, faisant petit à petit de la « riposte dépacifiée » le fondement de l’ANC, tout en mettant un point d’honneur à ce que les actes de sabotage ne fassent aucune victime, dut-elle être collatérale. Face à l’horreur, la violence ne pouvait plus qu’appeler une violence néanmoins modérée et que la justice des hommes de bonne volonté ne pouvait que comprendre.
Dans le contexte de la Guerre froide, « Madiba » était néanmoins considéré comme un communiste et un terroriste. Alors la CIA mit le paquet, retrouvant l’insolent bantou, clandestin depuis près d’un an et demi, puis fournissant des informations sur sa cachette et son déguisement en chauffeur de voiture. Accepté sans sourciller, le deal consistait à l’échanger contre la libération de l’un des membres infiltrés de l’agence alors détenu par la police sud-africaine.
Nous étions en août 1962 et c’était le début d’un calvaire qui ne prit fin que le 11 février 1990. Captif durant près de trois décennies, Nelson Mandela resta de facto sans voix lors des émeutes de Soweto en 1976 et, un an plus tard, après la fin tragique de Steve Biko, fondateur du Mouvement de conscience noire torturé à mort.
Longtemps déplorables, les conditions de sa détention se sont améliorées dans les dernières années, à mesure que la mobilisation internationale, symbolisée par un gigantesque concert de solidarité en 1988 et un tube du groupe Simple Minds, allait grandissante.
Travailler avec l’ennemi, le prix de la liberté
Pendant des années, toutefois, Nelson Mandela se heurta à l’inflexibilité de dirigeants sud-africains zélés dans leur capacité à entretenir la souffrance de leurs compatriotes de couleur. Le président Pieter Willem Botha fit bien quelques concessions en 1985, mais il n’était pas question pour « Madiba » de monnayer sa liberté contre le renoncement à la lutte armée. Le choix légitime et courageux d’un homme prêt à mourir pour la cause qui a régi toute son existence.
Sa sortie de prison cinq ans plus tard ne fut pas pour autant synonyme de victoire instantanée de l’égalité. S’ensuivirent en effet de difficiles pourparlers dont l’issue, dans un monde partout enclin à basculer vers l’affrontement armé, la haine et les représailles, reste cependant un modèle du genre.
Nelson Mandela a réussi à détruire pacifiquement l’apartheid et à mettre en oeuvre un processus de réconciliation nationale devant lequel il faut s’incliner. Bien des noirs, y compris parmi ses partisans, l’ont, sinon mal vécu, en tout cas mal compris. Il a cependant permis d’éviter une guerre civile et a été jeté à la face du monde entier lors de la Coupe du Monde de rugby 1995, organisée et remportée par l’Afrique du Sud, au cours de laquelle « Madiba » eut la décence de porter le maillot du capitaine afrikaner des Springboks Steven Pienaar.
Cette initiative appartient comme lui au patrimoine de l’humanité. Elle illustre l’incomparable immensité de cet homme au sourire apaisé et dont le visage buriné porte les marques de l’histoire de son peuple. Un homme épris d’une liberté qu’il a gardée chevillée au corps. Un homme allergique à la rancune et selon lequel, « Pour faire la paix avec un ennemi, on doit travailler avec lui pour qu’ensuite il devienne votre associé ». Un homme pour qui « le courage n’est pas l’absence de peur, mais la capacité de la vaincre ».
Assoiffé d’égalité, il a lutté de toutes ses forces contre la domination blanche et la domination noire. Nelson Mandela rêvait d’« une nation arc-en-ciel, en paix avec elle-même et avec le monde ». Il n’a sans doute pas complètement réussi, mais aussi sûrement que les cimetières regorgent de gens irremplaçables, on ne remplacera jamais Nelson Mandela.
Guillaume Duhamel