Partagez sur "Pierre Soulages, du noir à la lumière: les vitraux de Conques"
En quittant notre monde le 25 octobre de cette année 2022, le peintre Pierre Soulages nous laissa une oeuvre énigmatique.
D’autant plus difficile à interpréter que cet artiste tout en privilégiant la couleur du noir, n’avait jamais cessé d’affirmer en même temps que ce qui prédominait dans ses toiles c’est la lumière, celle-ci étant selon lui « transformée, transmuée par le noir ».
Or, le noir signifie pourtant l’absence de lumière, et par conséquent comment Pierre Soulages peut-il prétendre être également un artiste de la lumière ?
Sachant par ailleurs que lui-même durant toute sa carrière n’avait cessé de se frotter au noir depuis ses premiers goudrons sur verre jusqu’aux derniers et vastes polyptyques.
Et cela jusque dans les années 1970, sa célèbre période de l’outrenoir, où il avait considéré la couleur noire comme étant devenu pour lui une sorte d’absolu.
Le plus surprenant aussi c’est que malgré cette position radicale, il ait pu continuer à justifier son recours au noir exclusif comme une quête de lumière et non comme un simple phénomène optique.
Comment interpréter une telle attitude ?
Son expérience de la lumière intérieure révélée aussi par Conques
C’est en 1979, travaillant l’acrylique en profondeur qu’il comprit qu’il libérait en fait la lumière enfouie dans la matière. Réalisant ainsi qu’il travaillait non pas avec du noir, mais avec « la lumière réfléchie par la couleur noire. »
En approchant de la sorte le noir, le peintre révéla sur la toile les entrailles de ce pigment lui faisant advenir le miracle de la lumière sombre.
Cette révélation l’amena ensuite dans les années de 1986 à 1994 à réaliser 104 fenêtres pour l’abbaye Sainte-Foy de Conques dans le département de l’Aveyron.
On aurait pu croire alors qu’il s’éloignait de sa voie initiale.
En vérité son expérience du noir va lui servir à capter et installer la lumière dans cette abbatiale.
D’abord, les fenêtres avec un blanc-gris translucide et toujours changeant vont lui permettre d’appréhender la lumière grâce notamment au réseau serré des lignes noires du passage du plomb, elles-mêmes enserrées par les barres métalliques horizontales également noires des barlotières du vitrail.
« Soulages avait fait le choix d’un verre translucide, et non transparent, traversé par la lumière, mais opaque au regard. » (Conques , les vitraux de Soulages, Seuil,1994, p.16 par Christian Heck)
Cette transmission diffuse de la lumière va respecter le caractère clos de l’espace pour que le regard ne s’égare pas vers l’extérieur. L’artiste voulait que son travail reste collé à l’architecture.
Grâce à « un verre qui ne laisse plus passer des rayons qui prolongent le rayon solaire, mais une une vie lumineuse » (op.cit. p.16)
A l’évidence c’est cette masse du verre épais et très compact qui allait lui permettre cette translucidité à l’identique de son outrenoir, qui précédemment dans ses toiles avait permis le surgissement d’une clarté lumineuse.
Ainsi ce peintre voulait absolument que la lumière soit au service de l’architecture et qu’elle contribue à nous la révéler.
Une lumière qui soit toujours au service de l’intériorité comme si elle devait sourdre de l’église de la même manière qu’elle était sortie du pigment de ses toiles.
Une lumière vivante
Mais cette lumière intérieure qu’il installe dans cette abbatiale est aussi une lumière vivante, animée d’un souffle et mue par un rythme.
- le souffle est à l’image de « ces vagues fortes (les baguettes de plomb) qui traversent ( ici sur la photo, les deux baies), comme des sillons traversant un champ de lumière ». (op.cit. p.12) Un souffle qui est rythmé par ailleurs par les barlotières (barres en fer forgé en fer horizontales qui tiennent les panneaux de vitrail à la maçonnerie.)
- le rythme résultant du dessin des plombs offre aussi des directions et des trajets à chaque fois différents. A l’intérieur de chaque baie, on découvre parfois l’élan d’un mouvement qui fait traverser deux ou trois panneaux et ce malgré la présence des barlotières horizontales qui ne freinent nullement ce dynamisme.
Cette lumière intérieure tout en mouvement semble d’ailleurs accompagner tous ces pèlerins qui transitent par l’abbatiale en direction de Jacques de Compostelle.
Une lumière qui respecte le lieu
C’est pourquoi pour respecter l’espace et la lumière du lieu, Pierre Soulages va privilégier un verre translucide dans sa masse.
Il a fait le choix de verres dits blancs, c’est-à-dire incolores – qui respectent les longueurs d’ondes de la lumière. Il désirait une transmission diffuse de la lumière pour laisser seulement passer une lumière et ne pas faire pénétrer les rayons du soleil. Tout cela dans le seul but de mettre uniquement en valeur l’architecture.
Par conséquent, il ne s’agissait nullement pour lui d’accrocher dans les baies des oeuvres et des représentations que l’on regarde comme des peintures.
Toujours très cistercien dans sa démarche, car pour Pierre Soulages, le panneau du vitrail est là pour clore l’espace et doit s’inscrire dans la continuité du mur.
Afin de le réaliser, l’artiste a fait le choix d’un verre translucide dans la masse respectant trois qualités essentielles:
- verre translucide, non transparent et par conséquent opaque au regard.
- permettant une transmission diffuse de la lumière
- et avec une modulation de cette translucidité. Celle-ci résultant de la composition du verre qui a été réalisé selon une répartition variable des grains de verre de grosseurs différentes.
Une lumière fidèle à l’église romane
Paradoxalement Pierre Soulages a privilégié les verres de l’industrie pour trouver une lumière qui puisse s’accorder avec une église romane. Il a fait le choix d’un verre non coloré, dit « blanc » translucide et non transparent afin de respecter les variations de la lumière naturelle.
Et il a trouvé tous les éléments correspondant à l’esprit de cette église: « austérité et tendresse, dépouillement et somptuosité, proportions et respiration, souffle ample et calme…à travers des formes dites « romanes », recherche d’une qualité métaphysique de la lumière. Conques vit. » (op.cit., p.34)
L’abbatiale a été construite avec 3 sortes de pierre venant de trois carrières différentes et celles-ci imprègnant des couleurs étonnantes:
« Grès rouges par moment violacés, ocres par moment orangés, bleus des schistes des murs et des ardoises du toit… »
Et par conséquent « seules les infinies variations d’intensité de la lumière naturelle (restituées par les verres de Soulages) peuvent les éclairer sans les détruire » (op.cit. p.49)
Car il s’agit d’une lumière « transmutée » qui a subi une réelle transformation justement par son verre laiteux, avec ses grains singuliers et volontairement irréguliers.
Et cette « nouvelle » lumière dispose alors d’une indéniable intériorité, une qualité métaphysique en accord avec cette architecture.
Ce qui a fait dire à la journaliste Emmanuelle Lequeux du magazine Beaux Arts de décembre 2022: « Ces vitraux s’élèvent comme un chant grégorien devenu lumière. Soleil agissant. »