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Entre les « tu mérites mieux », les « une de perdue », les cours de drague en ligne, les pokes et les séances de « chat » enflammées sur Facebook et Twitter, les garçons s’ennuyaient. Forts tristes de ne pouvoir croquer la pomme aussi souvent qu’ils le voudraient, les voilà donc tous ou presque sur Tinder. Cette armée de maquisards fait face à des escadrons de jeunes femmes, chacune plus belle, plus apprêtée, plus exigeante.

Tinder, c’est le rêve de chaque homme et peut-être chaque femme. La possibilité de choisir, d’un glissement de pouce, celui ou celle qui sera digne de leur suffrage. On ne s’étendra pas sur le fonctionnement de cette application, dont le nom est sur toutes les lèvres depuis plusieurs semaines.

Ne nous y trompons pas, le cheptel de femmes disponibles est réduit, à moins que le réservoir d’hommes mus par cette chimère – la consommation physique immédiate de celles-ci – soit infini. On ne va pas se mentir, l’avantage est du côté du sexe faible. Cette dénomination n’a jamais été aussi peu pertinente qu’aujourd’hui, tant leur ascendant est incommensurable. Il n’est pas rare d’entendre dans les rames d’un métro parisien décrépi l’évocation quasi miraculeuse de deux cents prétendants (aussi appelés « match ») par semaine par l’une d’elles, alors que leurs alter-ego masculins arriveront péniblement à une demi-douzaine dans le mois suivant leur inscription.  Comme dans la vie, les hommes se proposent tout entier et les femmes n’ont jamais eu autant de latitude pour disposer.

Tinder : la pêche à la dynamite

Ce petit monde est surtout peuplé de jeunes. Autrement dit, âmes approchant la trentaine, passez votre chemin, l’application est le royaume des post-adolescents, fraîchement entrés dans ce pays de cocagne qu’on appelle la vingtaine. La subtilité et le mystère ont pris des vacances, car sur Tinder, on pêche à la dynamite. Les hommes « likent » ainsi tout ce qui se présente à eux, sans discrimination, aux antipodes du cheminement amoureux classique, avec cette question lancinante : « J’espère qu’elle ressemble à sa photo ».  C’est donc l’assurance de ne jamais souffrir, selon la logique suivante : je ne m’implique pas, je ne souffre pas. La paresse affective semble être le nouveau mal de ce siècle, dans un mélange de refus de l’intimité et de peur de se révéler à l’autre. On ne cherche plus la complexité, la bizarrerie, le paradoxe, le danger. On veut quelqu’un de beau, simple, qui nous rassure. 

Nous sommes devenus des consommables, du « prêt-à-liker »

Au bas des photos, les intérêts sont réduits à la portion congrue : des pastilles liées aux pages Facebook, dont l’action même d’ « aimer » est sujette à caution. Rappelons que le créateur de ce Titan social est connu pour avoir toutes les caractéristiques d’un sociopathe, où l’empathie reste une vague idée brumeuse. La coïncidence est révélatrice du délabrement affectif que les jeunes gens connaissent aujourd’hui, et dont Facebook est un symptôme. Nous sommes devenus des consommables, du « prêt-à-liker », comme nous le démontre cette nouvelle application, des pots de yaourt virtuels, avec une date de péremption, qui ne se satisfont pas de la patience ou de l’inattendu.

L’image : la petite mort de l’Amour

L’image est au centre de Tinder,les appétences communes n’étant qu’un prétexte. L’application nous empêche de nous intéresser à ce qui fait la personne, on embrasse le superflu, les plus bas penchants remontent à la surface. En cela, c’est plutôt un retour à la nature pour l’Homme, qui retrouve ses instincts primaires, nourris par une technologie paradoxalement de plus en plus avancée. Après 2 000 ans d’Histoire, les humains sont parvenus à créer des objets dérisoires, servant des intérêts médiocres. Ces prothèses numériques mettent les cœurs à l’abri des tracasseries émotionnelles. Ce sont les nouveaux codes des rapports hommes/femmes, une image portée aux nues, avec pour corollaire la destruction du sentiment amoureux.  Il ne s’incarne plus, n’est plus qu’un souvenir, un morceau d’histoire.

A ce titre, j’envie mes parents, qui, eux ont connu cette complicité, où un regard valait bien plus qu’un long monologue, où un sourire donnait le ton. Or, on a l’impression que le genre humain a déjà éprouvé les plus profondes et les plus belles moutures du sentiment, dans leur plus belle exécution, et, qu’en ce début de millénaire, nous ne sommes plus guère capables d’aimer. Nous « likons », sans plus de réalité concrète. Au fil des siècles, il apparaît que l’Homme est de moins en moins enclin à vivre la relation amoureuse dans toute sa magnitude et donc à en subir les conséquences, dans une espèce d’affadissement des sentiments humains. Une combinaison artificielle n’a aucun sens par elle-même. La pure objectivité de l’accumulation des intérêts ne pèse pas grand-chose face à la subjectivité des sentiments et aux manières d’être originales qui forment l’individu.

Ces nouveaux codes, nous ne pouvons plus les combattre depuis longtemps. Car ils nous arrangent, et derrière cette protection de l’écran, nous embrassons avec un plaisir coupable l’inéluctabilité du processus. Tinder, où l’écran nous permet de juger avec dédain l’image d’une personne, est l’ingrédient primordial de cette tendance. Au lieu d’interagir, de confronter nos corps physiques dans une discussion animée à la sortie d’un restaurant, au lieu de nous affranchir de l’écran, nous nous y enfonçons.  On y prend goût, on se rassure lorsqu’un « match » fait teinter notre iPhone. Si l’on sait que cet événement est tellement petit, minuscule, on préfère cela à une rencontre inattendue dans un endroit que l’on découvre pour la première fois.

Une individualité dévoyée

Après, Facebook, et Twitter, Tinder offre une alternative viable pour entretenir cet ego numérique.

La riche et puissante individualité nous permettant d’être soi, différent du reste du monde, qui prévalait à toute rencontre, se transforme en industrie des égoïsmes. L’individualité n’est pas bonne lorsqu’elle n’a aucune traduction extérieure à l’existence. L’Amour, pour se réaliser, doit voir des individus singuliers se rencontrer dans leurs particularités. Elles deviennent un liant qui permet une union des esprits. Il est une œuvre d’art, en cela qu’il est « une chose sensible qui est en même temps destinée essentiellement à l’esprit ». L’Amour est esthétiquement agréable. Il commence par le corps et finit par l’esprit. Un miracle en somme, auquel cependant plus personne ne croit. Avec Tinder, et la cohorte d’appli qui prendront sans doute sa suite, on laisse le corps prendre d’emblée l’ascendant. Il est devenu le début et la fin de toute démarche affective.

Pour les femmes, Tinder semble être l’outil infaillible. Les réseaux sociaux les ont rendues méfiantes, en grande partie à cause d’hommes, qui, sous couvert d’anonymat, pulvérisent toutes les règles de bienséance et de galanterie. Ne reculant devant aucune photo ou expression suggestive, ils provoquent plus qu’ils ne conquièrent. Plus prudentes, elles prennent le contrôle et s’exposent sous toutes les coutures, attirent le chaland, cet homme nouveau, tout juste sorti d’une adolescence faite de parties enflammées d’Angry Birds, de « selfies » et autre recherche effrénée de popularité virtuelle, tout cela, sans en subir les désagréments. Après, Facebook, et Twitter, Tinder offre une alternative viable pour entretenir cet ego numérique.

A la fin, on entre dans une indifférence absolue, après d’être rassasié de centaines de profils. On se résout à ne plus être exigeant avec l’objet le plus inestimable de l’existence, car on ne se soucie plus que de soi. Espérons que cette génération ne se résumera pas un monolithe désenchanté, sceptique à l’endroit de l’Amour. Le plaisir immédiat est une chose, mais comme le veut l’adage, il est l’ennemi du bonheur.

Le plaisir immédiat est une chose, mais comme le veut l’adage, il est l’ennemi du bonheur.

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Rémi Loriov

Rémi Loriov est un homme libre qui s'intéresse à tout. On dit souvent à son propos : "personne ne sait ce qu'il fait, mais il le fait très bien." Il aime les histoires.

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