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C’est au cours du mois de  juillet 1947 qu’un jeune mineur de fer lorrain de Bouligny en Meuse,  un dénommé Edouard Dermit, fit la connaissance du poète Jean Cocteau.

Tout débuta  à Paris lors d’une visite insolite du jeune homme dans une galerie. Profitant d’un accident de travail bénin  (une légère blessure au doigt) et âgé seulement de 22 ans, il eut l’idée d’aller  à Paris  voir une exposition de peinture, plus exactement dans le quartier du Palais Royal. En effet, il  s’adonnait depuis un certain temps à la peinture et rêvait d’en faire son vrai métier au lieu de celui de  mineur.

C’est donc  dans cette galerie parisienne qu’il fit la connaissance de Cocteau. La rencontre avec le poète  fut brève mais décisive car  depuis cette  entrevue,  il ne le quittera plus.

Au départ Cocteau   voulut en faire un acteur dans ses différentes  pièces de théâtre et films, mais assez tôt il comprit que la vraie passion de son jeune ami restait la peinture.

D’où sa volonté ensuite , selon sa propre   formule,  d’en faire un peintre du lundi et non du dimanche !

Mais en voulant s’occuper de sa carrière artistique,    Jean Cocteau perdait quelquefois   son sens critique car  trop subjugué par la beauté de son ami et les sentiments qu’il ressentait  à  son égard. Surestimant parfois même  les talents de son protégé jusqu’à répondre un jour  à son ami Picasso qui l’interrogeait sur sa peinture : « C’est un peintre révolutionnaire par rapport à toi » !

Autre exemple : Nice Matin avait écrit un article fort élogieux  sur Edouard Dermit le 3 octobre 1952 à l’occasion d’un portrait qu’il exécuta sur Modigliani. La notoriété et les relations du poète ont certainement dû contribuer à retenir l’attention du journaliste. Aussitôt publié, Cocteau s’empressa  de  lire à haute voix  cet article à son ami.

Le rédacteur présentait son jeune ami comme Antinoüs ( le très beau jeune amant de l’empereur Hadrien) aux yeux bleus… et ensuite vantait son habileté  et son souci du perfectionnement . En réalité, mis à part cet article,  la démarche picturale  de Dermit n’était guère appréciée par la critique de l’époque.

Un peintre  sans talent s’inspirant des classiques ?

On lui reprochait d’être un peintre sans envergure, académique et surtout d’être totalement décalé et à contre-courant par rapport à la peinture moderne des années de l’après-guerre.

Alors que l’abstraction dominait, lui amorçait une vague réaliste  avec  un retour appuyé à la figuration et à la monumentalité, devenant ainsi le représentant bien isolé  d’un renouveau de la tradition.

 

Concernant sa démarche atypique, beaucoup de ses délateurs ne manquaient pas de le railler en évoquant  un pari risqué. Selon eux,  il s’immisçait dans l’impasse du plus vrai que le vrai à la façon d’un Vermeer mais sans disposer des talents de celui-ci !

Toutefois, avant  de porter un quelconque jugement sur son travail,  il faut rétablir certains faits permettant un minimum d’objectivité sur son  travail.

Savoir  d’abord qu’il n’avait jamais voulu rivaliser avec les grands maîtres classiques ou baroques. Ensuite,  si d’aventure il  s’en inspirait,   il n’avait  pas non plus à en rougir . Souvent, en effet, il avait su s’en imprégner avec un certain talent, n’en déplaisent à ses détracteurs.

Ainsi dans son tableau intitulé Francine Weisweiler en train de peindre , on note un souci évident de restituer une réelle perfection formelle et une profondeur poétique digne des grands classiques. Les décors naturels qui apparaissent en toile de fond  dans beaucoup de ses portraits nous font penser à ceux du Douanier Rousseau.

C’est pourquoi aussi Jean Cocteau avait essayé de le soutenir, estimant qu’il « apporte scandaleusement à la grande grimace moderne , l’insolite expression d’un visage pur »

De plus en ouvrant  notre horizon à d’autres courants picturaux,  la démarche de ce jeune peintre peut s’avérer tout autant digne d’intérêt.  J’évoquerai  à dessein  certaines réalisations artistiques qui existaient déjà à son époque  hors de nos frontières. Car si Edouard  Dermit avait la prétention de s’affirmer dans un style réactualisé de l’art ancien, en réalité il était  loin d’être le seul au plan international.

A ce titre, le portrait de Jean Cocteau (voir ci-dessus)  réalisé par le jeune Dermit dans les années 1950 peut servir de parfait exemple ! 

Une oeuvre nullement   kitsch si on la compare  aux portraits réalisés par certains peintres américains des années 1930.

Nous citerons  tout particulièrement certains artistes outre-atlantique tels Grant Wood et Edward Hopper qui avaient déjà initié un retour à des traditions artistiques anciennes et régionalistes.

Ainsi en comparant le portrait de Cocteau à celui des deux personnages peints par l’artiste américain Grant Wood intitulé le Gothique américain (1930), on peut découvrir des traits communs.

Dans ces deux tableaux, on ressent la même profonde solitude partagée. Chez Dermit, c’est  la peinture d’un homme restitué dans sa  simplicité   qui apparaît tout  seul  dans une nature environnante riche et reposante.

Cet homme solitaire, en l’occurence Jean Cocteau, semble  très proche du double portrait des « babbits » vieillissants de Grant Wood. Cet artiste américain les  avait également intégrés dans un cadre rustique même si en l’occurence  ces deux personnages  ne  posent pas  en  pleine nature  mais plutôt devant une chapelle néo-gothique de leur village !

Des similitudes apparaissent  surtout  dans le traitement des visages, car on y découvre un besoin identique d’un retour sur  soi. Le personnage de Cocteau a les yeux mi-clos et  ne fixe rien de particulier.

C’est également le cas  pour les deux « babbits » de Grand Wood, même s’ils ont les yeux grand ouvert , ils  portent en réalité  plutôt leur regard dans un ailleurs indéfinissable.

Enfin sur l’utilisation des couleurs, Dermit maîtrise admirablement bien à la manière de Hopper tous  les effets d’ombre et de lumière.

Par conséquent la peinture du jeune Dermit peut légitimement s’inscrire dans leur sillage.

Et dans ces conditions, il parait difficile à présent  de soutenir que sa peinture  ne serait que  le résultat d’un simple repli sur soi ou  la preuve d’une étroitesse artistique?

Par ailleurs, après la disparition de son mentor Jean Cocteau le 11 octobre 1963, sa peinture prendra une toute autre direction, empruntant une voie beaucoup plus onirique, utilisant  notamment le thème des papillons imaginaires.

Ses papillons imaginaires

On assiste effectivement depuis cette époque à une mutation de son art. Edouard Dermit semble moins  s’intéresser au monde visible mais plutôt à celui des visions à la manière de l’artiste naïve Séraphine Louis.

Car comme elle, il est devenu aussi  en quelque sorte un peintre mystique et un authentique voyant.

Chez Séraphine, le critique d’art allemand Uhde avait été impressionné par sa peinture émanant selon lui d’une vision hors du commun.

La comparant à d’autres artistes comme Van Gogh et Antonin Artaud,  car il avait l’impression qu’elle vivait  comme eux des moments de folie ce qui expliquerait sa vision des univers étranges.

Ceux-ci prenant le plus souvent la forme des fleurs, des ornements de pétales et de feuilles qui se croisent. L’ensemble étant  représenté  de façon mystérieuse.

Empruntant la même voie, Edouard Dermit nous fait voir  certes des papillons mais ils sont  en réalité aussi  très proches des fleurs car ils sont tous  ornés de  formes rappelant les  pétales.

Et par ailleurs  cette représentation « papillonnaire » reste tout autant mystérieuse et étrange.

L’insecte est ici paré des plus beaux atours. La décoration résulte principalement de l’ajout de multiples formes géométriques, striées, triangulaires , losangées et circulaires.

Toutes  ces formes étant pigmentées de couleurs vives,  joyeuses, contrastées  et multicolores principalement des tons primaires avec des bleus, des rouges et des jaunes,  complétées ici ou là  par des mauves  et des tons pastels.

En vérité très proches des couleurs psychédéliques inspirées du graphisme stéréotypé de la bande dessinée.

A l’évidence, tout cela rappelle les dessins de l’enfance ou des premiers âges de l’humanité !

Ainsi tout ferait penser à un paradis originaire restitué grâce à l’éclat de sa peinture.

Faisant advenir un monde envoûtant , enchanteur  et presqu’irréel et donc aussi très proche des mondes imaginés par les peintres surréalistes.

Mais derrière ses décors merveilleux se cachent également  de grandes souffrances. Ainsi l’artiste depuis la disparition de Jean Cocteau supportait difficilement son absence et cherchait désespérément d’entrer en contact avec lui. Parfois il faisait appel à des voyantes ou encore s’adonnait à la drogue.

On comprend mieux dès lors pourquoi  sa peinture était autant  tourmentée et  hallucinante résultat d’une imagination  débordante  voire parfois  sans limite.

L’évocation d’une nature exubérante et d’un monde parallèle

Ce ne sont plus des insectes imaginaires mais des univers végétaux d’une grande complexité.

L’artiste joue  en plus allègrement sur les effets kaléidoscopiques pour hypnotiser le spectateur et l’amener dans un monde merveilleux , une manière pour lui d’atténuer toujours  ses angoisses liées à la solitude.

En jouant notamment sur l’art optique et cinétique, l’artiste questionne en permanence notre relation visuelle  au temps et à l’espace.

Ces oeuvres optiques peuvent s’avérer ludiques mais aussi anxiogènes en sollicitant notre vue vers un certain dysfonctionnement,  jouant sur le dédoublement de la réalité.  Rechercher l’autre à travers nous-même ?


Il puise aussi l’inspiration dans des mandalas et autres signes de plénitude absolue pour tracer des sphères de vie entre l’espace et le temps (voir le tableau ci-dessous)

Il fait penser à certains artistes du street-art ( Douglas Hoekzema ou Hoxxoh  en particulier)

Cet artiste américain de Miami sublime les murs du monde entier  et de son fief avec aussi des fresques kaléidoscopiques. Mais il puise aussi son inspiration dans les mandalas indiens  et autres signes de plénitude absolue.

Par conséquent Edouard Dermit reste  très proche des tendances  les plus actuelles de l’art.

Mais en définitive ce qui le pousse dans  sa quête picturale c’est toujours son besoin effréné de retrouver  quelque part son ami le poète Jean Cocteau.

En 1966, il écrivait dans son journal que son ami était comparable à une chenille  se transformant en oiseau d’azur, en phénix qui se brûle de mille feux pour éclairer ses semblables  et mourir  et renaître et ainsi de suite.

On comprend  aussi en le lisant son insistance à créer des papillons !

Et il poursuivait encore  en disant « Tu te meus, visible pour quelques uns, invisible pour les autres. »

Son art de la peinture consista alors à découvrir sans cesse  cette partie secrète qui est dans l’ombre  et « dont on découvre les joyaux mille fois plus beaux et brillants que ces étincelles qui éblouissent les sots, les fats, les flatteurs qui s’admirent en t’admirant. »

Aussi Jean Cocteau peut-être fier de son protégé !

 

Christian Schmitt

www.espacetrevisse.com

 

 

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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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