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À l’issue de la troisième et dernière campagne de restauration menée de 1975 à 1978 sous la direction de Jean Dedieu architecte DPLG et spécialiste du Patrimoine, l’abbaye de Noirlac a retrouvé un visage proche de celui du XIIe siècle, époque de sa fondation.

Un ouvrage vient d’être publié aux éditions Jalon (voir couverture ci-dessus) comprenant « Récits sur une restauration 1975-1978 » par Jean Dedieu et « Des vitraux dans l’esprit cistercien » par Christian Schmitt. Disponible chez Amazon :  https://www.amazon.fr/dp/2491068842?ref_=pe_93986420_774957520

Si les travaux de restauration ont permis de ressusciter ce vaisseau aux lignes oubliées, leur originalité réside surtout dans l’installation de nouveaux vitraux, en remplacement de ceux d’origine, malheureusement disparus.

Ma présente étude sur les vitraux s’inspire partiellement de mon travail précédent, tel que relaté dans l’ouvrage mentionné plus haut, « Des vitraux dans l’esprit cistercien ».

Le choix de l’artiste Jean-Pierre Raynaud 

Jean-Pierre Raynaud (à droite) et Jean Mauret (debout à gauche) travaillant aux projets de vitraux de Noirlac, abbaye de Noirlac, vers 1976. Photo de Denyse Durand-Ruel© Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Bouvet, Hubert ; Lamorlette-Pingard, Vanessa (reproduction)

Jean Dedieu, l’architecte en charge de la rénovation de l’abbaye, s’était donné pour mission de respecter les principes fondamentaux de l’art cistercien, notamment en mettant l’accent sur la forme du carré, élément central tant dans les structures que dans les vitraux.

Cependant, pour incarner véritablement l’esprit cistercien à travers les vitraux, il restait à trouver l’artiste le plus adéquat.

Afin de relever ce défi, l’architecte consulta Jean-François Jaeger, directeur d’une galerie parisienne dénommée Jeanne Bucher, rue de Seine. Celui-ci lui recommanda alors un jeune artiste prometteur du nom de Jean-Pierre Raynaud.

Un profil d’artiste qui en vérité répondait pleinement aux attentes de l’architecte en quête d’un créateur au profil cistercien.

Jean-Pierre Raynaud et l’utilisation des grilles

Au total, les verrières réalisées par Jean-Pierre Raynaud pour l’abbaye de Noirlac vont représenter un ensemble de 63 vitraux, comprenant 56 fenêtres et 7 roses. 

Bien qu’elles s’inscrivent dans une esthétique nettement moderne et avant-gardiste, elles ne trahissent nullement l’esprit de la rigueur cistercienne notamment grâce à l’utilisation de la structure des grilles qui conditionne la démarche de l’artiste. 

On est aussi dans la continuité de la Maison qui fit sa renommée (La Celle-Saint Cloud, 1969) avec ses murs de carrelage.

La « grille » que ce jeune artiste affectionne constitue, en effet, une structure emblématique de l’art moderne qui pouvait   par ailleurs s’inscrire parfaitement dans le modèle du carré cher aux Cisterciens.  

La grille et l’art cistercien

Effectivement la pensée du grand réformateur de l’ordre cistercien, saint Bernard, s’incarne, en effet, dans la forme géométrique du carré, exprimant son idéal de vie monastique. 

En privilégiant le quadrilatère (la grille étant aussi constituée de carrés !) saint Bernard utilise une forme simple qui permet d’approcher le mystère de l’humilité, car le carré peut être appliqué partout. Il est également le signe de la Jérusalem céleste et devient alors la forme de base de l’abbaye cistercienne.

Mais saint Bernard rappelle par ailleurs que la lumière est également essentielle pour affirmer la présence de Dieu.

L’importance de la Lumière chez les Cisterciens

La lumière rend visible l’invisible ; elle est l’incarnation de l’ineffable et, en tant que telle, émanation divine. Cela explique les débats au sein de l’Église sur la couleur, qui, en étant une composante de la lumière, participe ontologiquement du divin, car Dieu est lumière.

Cependant saint Bernard reprochait à la couleur d’être trop riche, trop dense, estimant qu’elle obstruait la diffusion de la lumière, et ainsi cachait le lien entre color (couleur) et celare (cacher).

Son désir de retrouver la lumière dans son authenticité le poussait à privilégier les tons clairs, désaturés, voire transparents. 

Les vitraux cisterciens

En fait les moines cisterciens pour être conformes au rejet de tout ce qui était trop éclatant à leurs yeux ont dû rechercher une certaine austérité dans leur création artistique 

C’est pourquoi la conséquence directe sur les verrières a été en premier lieu la quasi-absence de couleurs.

Des vitraux cisterciens ont été retrouvés notamment à Aubazine et La Bénisson-Dieu.

Vitraux d’Aubazine
Parmi l’un d’Aubazine, du XIIème s., on découvre le dessin de la palmette, créé à partir des seuls filets de plomb. D’une manière générale, on décèle beaucoup de vitraux à grisaille. 


Technique retenue pour les nouveaux vitraux de l’abbaye de Noirlac

De gauche à droite : Jean Dedieu, Jean-Pierre Raynaud et Jean Mauret à l’atelier de Saint-Hilaire-en-Lignières vers 1976. Photo de Denyse Durand -Ruel

© Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Bouvet, Hubert ; Lamorlette-Pingard, Vanessa

Pour accomplir son travail, Jean-Pierre Raynaud a pu compter aussi sur l’aide de deux maîtres-verriers de qualité, Jean Mauret et Jacques Juteau.

Ces artisans ont employé des verres soufflés dits « cordelés » et ces verres ont été montés en plomb de façon presque identique qu’au Moyen Age.

La réalisation des vitraux à Noirlac et ses principales caractéristiques

Avant de réaliser l’ensemble des verrières de l’abbaye (56 fenêtres et 7 roses), des panneaux d’essai avaient été créés par Jean Mauret début 1976 selon les dessins de l’artiste.  

Les panneaux d’essai et la bordure blanche

Parmi les panneaux exécutés par le maître-verrier, figure notamment celui réalisé pour les verrières des collatéraux de l’église, résultant de la superposition de grilles et de la présence de verres transparents et opalescents.

Ci-dessous panneau d’essai réalisé par Jean Mauret en 1976 pour les verrières des collatéraux de l’église : superposition de grilles (réalisé). Atelier de Saint-Hilaire-en-Lignières. 106,5 x 66,5 cm. Verres transparents et opalescents. Auteurs : Mauret, Jean (artiste verrier) ; Raynaud, Jean-Pierre (artiste).

© Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Bouvet, Hubert ; Cantalupo, Thierry

La présence d’une bordure correspond à la volonté   de ce peintre de rendre à l’image centrale sa qualité initiale. 

Vers une plus grande complexité du dessin de la grille

De même que le nombre de carrés blancs augmente au fur et à mesure que l’on s’avance vers le chœur, celui-ci se densifie également grâce à un dessin plus complexe.

Église abbatiale, baies 1,0 et 2 du chœur

© Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Bouvet, Hubert ; Cantalupo, Thierry

Ces trois fenêtres du chœur présentent un dessin plus complexe s’agissant de singulariser un lieu extrême aboutissant à une sorte d’absolu.

Ces trois fenêtres « aboutissent à la création sur la surface de chacune d’elles d’un quadrillage de petits carrés, à l’intersection des deux grilles du dessus. Celles-ci forment d’ailleurs un ensemble de verticales et d’horizontales plus claires, particulièrement lisibles, et qui tiennent ainsi davantage à distance le monde extérieur que l’on aperçoit derrière les fenêtres. La rose qui couronne ces trois lancettes reprend le même motif.

Ce sont trois grilles et non deux qui sont ici superposées : deux des grilles ont une trame identique, large de 15 centimètres, et forment un premier motif par décalage entre elles de 3 centimètres ; ce motif est ensuite superposé à la troisième grille, d’une trame deux fois plus petite, de 7,5 centimètres »

Église abbatiale, rose n°227 du portail occidental

 © Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Bouvet, Hubert ; Cantalupo, Thierry

« La rose occidentale …est assortie à la petite fenêtre haute du chœur, reprenant à la fois la grille simple des fenêtres hautes de la nef et le motif du chœur d’une bande plus claire, ponctuée de petits segments, sertissant l’intérieur des pétales de la rose. Le pourtour de ses six lobes, comme celui de toutes les autres roses et les fenêtres du programme, est en verre opalescent blanc. »

Conclusion

C’est pourquoi les vitraux de l’abbaye de Noirlac, réalisés par Jean-Pierre Raynaud, peuvent être considérés à juste titre comme des œuvres emblématiques du vitrail contemporain. 

Leur art épuré, mettant en valeur le plomb et le dessin des grilles, a permis à l’art du vitrail d’évoluer vers de nouveaux horizons. Cela se manifeste notamment dans les œuvres ultérieures de Gottfried Honegger à Nevers, de Pierre Soulages à Conques et d’Aurélie Nemours à Salagon.

Cela démontre aussi que l’art cistercien, demeure toujours un sujet d’étonnement. Malgré son absence de prétention et son grand dépouillement, il est perçu comme possédant une beauté à l’état pur   qui se suffit à elle-même.

Et toujours selon le saint réformateur de l’ordre de Cîteaux, sa « sobre ivresse » (sobria ebrietas), qui jaillit de l’intérieur, le conduit à être une sorte d’escalier vers le divin.

Georges Duby résume d’ailleurs admirablement bien le génie de cet art qui surgit de manière étrange, à rebours de toute logique et possède une dimension vraiment intemporelle :

« L’art cistercien atteint au complexe par le simple, à l’irrationnel par la raison, à la douceur par la puissance. Il en est de même de l’art de Jean-Pierre Raynaud. »


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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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