Partagez sur "Lucien Jerphagnon, philosophe de la souffrance et de l’existence"
La collection Bouquins rassemble les ouvrages de Lucien Jerphagnon publiés entre 1955 et 1962. Jamais réédités depuis plus de cinquante ans, cette somme permet d’appréhender l’oeuvre du penseur sous un jour nouveau : celui de son questionnement métaphysique.
Traducteur de saint Augustin pour la Pléiade, proche de Jankélévitch, historien de l’antiquité : Lucien Jerphagnon (1921-2011) n’a cessé d’être ce professeur érudit et curieux de tout qui a su transmettre les pensées antiques et médiévales, et ce livre nous rappelle également qu’il a été ordonné prêtre de 1950 à 1961 et qu’il a enseigné au séminaire de Meaux. Par conséquent ses premiers ouvrages sont marqués du sceau de la foi : Le Mal et l’existence, Pascal et la souffrance. Le cardinal Poupard, au cours de sa préface, ne se trompe d’ailleurs pas en indiquant qu’avec ces écrits le lecteur d’aujourd’hui sera amené « à découvrir l’enracinement spirituel qui est la source, et qui est demeuré, enfoui au plus profond, l’humus nourricier de ce grand historien du monde antique ».
« En bon amoureux de l’antiquité, tel Pierre Hadot, il sait avant tout que philosopher c’est avant tout apprendre à vivre ».
L’ombre de Blaise Pascal n’est en cela jamais très loin : d’abord étudié à travers le prisme de la psychologie (Pascal et la souffrance), l’auteur des Pensées est analysé tant au niveau de son caractère que de son incessant questionnement sur le Mal. Avec son style si délicat, si clair et si limpide, il parvient à nous confronter à des systèmes philosophiques d’une grande rudesse sans jamais verser dans l’obscurité ni l’intellectualisme. En bon amoureux de l’antiquité, tel Pierre Hadot, il sait avant tout que philosopher c’est avant tout apprendre à vivre.
Le mal et la souffrance font partie intégrante de la vie, et vivre c’est savoir affronter. Se gardant d’un certain dolorisme qui a parfois imprégné la pensée chrétienne, Jerphagnon affirme : « Tout cela montre assez qu’il ne faut pas désirer ni chercher la souffrance pour elle-même. Encore une fois, en elle-même, la souffrance est un mal. La lutte contre la maladie est un devoir, et faire reculer les limites de la douleur a toujours été un des plus beaux témoignages qu’ait portés la pure tradition chrétienne » (Le Mal et l’existence).
L’humain et l’existence
En cela, Lucien Jerphagnon s’oppose aux sagesses antiques et c’est une nouvelle fois dans Le Mal et l’existence qu’il indique : « (…) se réfugier dans la sagesse du Portique ou d’Epicure, c’est pratiquement renoncer à vivre. De là vient sans doute qu’à lire les textes de la sagesse antique, on éprouve une poignante tristesse. Le livre fermé, on se demande s’il vaut encore la peine de vivre », avant de conclure : « Il faudrait rendre à nos compagnons de vie le plus difficile et le plus utile des services : les amener à s’étonner d’exister ». Comme chez Heidegger, l’étonnement est le saisissement de ce qui est, de ce qui survient et constitue une manifestation de l’être.
« Le christianisme est chez Lucien Jerphagnon non pas contradiction mais dépassement de la pensée antique ».
Dans L’Homme et ses questions, il prolonge cette vision de la praxis philosophique : « (…) la pensée – la vraie – n’est point, comme on l’a trop dit, le privilège de quelques mandarins (…). L’aventure de l’intelligence est à la portée de chaque homme, pourvu bien sûr qu’il soit conscient de ses limites et qu’il accepte de remettre sans cesse en question ce qu’il croyait une bonne fois acquis », et c’est dans Servitude de la liberté ? qu’il s’interroge sur les notions de liberté, de providence et de prédestination.
Le christianisme est chez Lucien Jerphagnon non pas contradiction mais dépassement de la pensée antique. Si penser (et se penser) est le propre de l’Homme, le rapport aux autres dans ce qu’il implique comme joie et comme souffrance devient constitutif de l’Être. L’acceptation du mal, dans sa dimension chrétienne, est un appel à la vie plutôt qu’au renoncement et c’est cet appel à la confrontation qu’il résume ainsi dans Qu’est-ce que la personne humaine ? : « Il est évident que je ne puis en rester là, à savourer indéfiniment la conscience d’être moi, sans compromettre gravement ma subjectivité même, car enfin, la vie continue et il me faut y être présent ».
Liens
L’au-delà de tout, Lucien Jerphagnon, sur le site de la collection Bouquins (Robert Laffont)
Lucien Jerphagnon à propos de saint Augustin (Ina)
Lucien Jerphagnon : de Socrate à Jankélévitch (France Culture)