share on:

Les éditions Classiques Garnier proposent un Dictionnaire Gide (sous la direction de Pierre Masson et Jean-Michel Wittmann), qui permet d’appréhender une oeuvre protéiforme que l’époque aurait tort de (trop) négliger.

De quel André Gide devons-nous parler ? Du diariste génial, du romancier inventif, du poète sensuel ? C’est peut-être ce dernier aspect qu’il faut mettre en avant, tant la postérité tend à oublier la part éminemment subversive de Gide, qui en 1897 publie Les Nourritures terrestres, véritable ode à la libération sexuelle et des mœurs dont le retentissement au sein de la bourgeoisie corsetée de la fin du XIXe siècle a été spectaculaire. Par-delà la réception, cette livre est aussi la pierre d’angle de l’oeuvre de Gide, et Pierre Masson a raison de noter dans le Dictionnaire : « Le renouveau que marque ce livre n’est donc pas le produit d’une recherche gratuite. Il est doublement motivé par le besoin de réintroduire la réalité et les sensations dans un univers littéraire que le symbolisme a désincarné ».

André Gide, le subversif oublié

Subversif, Gide l’a également été en affichant ses amours homosexuelles sur la place publique dans Corydon et surtout Si le Grain ne meurt, récit autobiographique dans lequel il s’épanche sur sa « conversion à l’homosexualité » en Afrique du Nord. Il ira jusqu’à affirmer : « Je n’écris pas ces Mémoires pour me défendre (…) Je les écris avant d’être accusé. Je les écris pour qu’on m’accuse ». Il y a du Baudelaire et même du Gainsbarre avant l’heure dans cette volonté de choquer le bourgeois.

Gide le scandaleux, Gide l’indécent. Si nous en retenons aujourd’hui – même à tort – la figure d’un auteur plutôt conservateur, au style classique (Gide a innové narrativement dans Les Faux Monnayeurs, mais pas stylistiquement, sa prose demeure empreinte d’un certain académisme), il n’en demeure pas moins un précurseur des révolutions culturelles du XXe siècle. Cependant, Gide était certes scandaleux et goûtait volontiers au parfum de l’esclandre, mais il n’était pas un nihiliste révolutionnaire. Dans l’entrée sur le « Puritanisme », Alain Groulet indique d’ailleurs : « Gide reviendra à plusieurs reprises sur ce paradoxal effet bénéfique du puritanisme qui permet, par réaction, de créer ou de goûter certains plaisirs », comme s’il avait besoin que le carcan soit maintenu pour pouvoir agir comme un révélateur, et en jouir.

Politiquement, Gide a également été un détonateur. Il a dénoncé le colonialisme à travers son Voyage au Congo, mais aussi et surtout le communisme avec Retour de l’URSS, ouvrage qui entend dénoncer les ravages du soviétisme et qui met en évidence sa lucidité vis-à-vis du village Potemkine que les autorités avaient édifié lors de son séjour, auquel nombre d’intellectuels français ont pourtant cru. Pour l’historien Michel Winock, Gide « lance une bombe » avec cet ouvrage, tant le fourvoiement a été l’apanage de l‘intelligentsia au XXe siècle.

L’anti Sartre ?

La question de l’engagement soulève inévitablement la question Sartre, l’engagé par excellence, mais aussi et surtout l’engagé dans le mauvais sens. Le Dictionnaire montre la prudence de Gide envers l’Action française tout d’abord, puis du communisme, pourtant au faîte de sa gloire dans la vie culturelle et politique d’alors. Car il faut remettre André Gide dans le contexte de son époque : les auteurs qui tiennent le haut du pavé (Aragon, Vildrac, Barbusse …), les chanteurs (Jean Ferrat), les réalisateurs, les universitaires, bref, un nombre significatif de figures de la culture populaire, politique et intellectuelle penche du côté de la gauche voire de l’extrême-gauche, avec toute la complaisance que cela suppose. S’y opposer voire le dénoncer comme avec son Retour de l’URSS constitue donc un acte de bravoure remarquable, même s’il a été parfois proche voire sympathisant du mouvement.

Comme il est écrit dans le Dictionnaire, « Après son expérience communiste, Gide était plus que jamais hostile à tout embrigadement de la création artistique », écho à ce passage du Journal dans lequel il écrit « Questions économiques et sociales n’ont pas à souiller même la frange de la robe des Muses ». Le refus baudelairien de l’engagement n’empêche pas l’arme qui a tant manqué aux intellectuels français du XXe siècle, à savoir la lucidité sur les tourments de son temps.

C’est en cela qu’André Gide demeure envers et contre tout notre « contemporain capital » (le mot est d’André Rouveyre en 1924), car l’effort de clairvoyance et d’honnêteté devrait rester l’unique préoccupation valable au sein de la sphère intellectuelle. Gide demeure incontournable pour nous aider à discerner. Pour conclure, nous reprenons donc ces mots du magistral Dictionnaire qui lui est consacré : « Malgré les séquelles de la guerre, sous le ciel désastré par les régimes fascistes et communiste, Gide ne désespère pas ».

Laisser un message