Partagez sur "Briser la Glace de Julien Blanc-Gras: “Fragments d’un esquimau aventureux”"
Briser la Glace (éditions Livre de Poche) fait partie de ces livres qui, sans pour autant déployer un style flamboyant et en tempérant ses ambitions, arrivent néanmoins à dépeindre un monde. De la véritable littérature, limpide et franche. Franches comme les baleines rencontrées au gré de ce périple…
Le narrateur Julien Blanc-Gras, écrivain et journaliste-reporter, se voit invité par un riche philantrope à venir passer un mois sur son bateau, le voilier Atka, pour une authentique croisière dans le cercle polaire arctique. Accompagné de deux marins bretons et d’un… Peintre (nous ne saurons rien des noms des principaux personnages), il raconte dans ce carnet de voyage boréal, les différentes étapes réalisées sur terre et les rencontres vécues le long de la côte occidentale du Groenland.
Étant lui-même un baroudeur, certes de seconde zone vis-à-vis du passif bien achalandé de ses compagnons de route sur les chemins du monde, l’écrivain s’amuse à souligner en toutes circonstances, la différence du degré d’accointance avec le sauvage entre eux et lui. L’ironie inonde donc le livre, tantôt sympathique, tantôt presque dommageable tant on sent l’auteur céder trop aisément à ce ton pour décrire ce qu’il voit. On aimerait moins de facéties et davantage d’approfondissements. Mais là n’est pas le projet du livre. La légèreté, la fluidité et le trait large sont ses instruments d’orientations entre les icebergs. Il louvoie entre roman d’aventure et véritable récit ethnologique, car même s’il se défendrait peut-être de cette dernière appellation, il capte dans Briser la Glace un malaise palpable, parfois difficilement déchiffrable chez les différentes populations visitées.
« Les grandes entreprises le considèrent comme un gigantesque dôme blanc où gisent en-dessous des matières premières. Car faute de moyen d’exploitation, les immenses réserves d’hydrocarbures sont intactes tandis que des métaux rares prolifèrent sous la surface. »
À la lecture du livre, on comprend que le Groenland, pays constitutif du Danemark, est à la croisée des chemins. Ses habitants semblent perdus, comme tiraillés entre culture inuit et modernisation pilotée par les Danois depuis l’outre-mer, à coups d’ingérences et de subventions. Le pays, malgré tout de plus en plus affranchi de la couronne, se voit être l’objet de toutes les attentions. Les grandes entreprises le considèrent comme un gigantesque dôme blanc où gisent en-dessous des matières premières. Car faute de moyen d’exploitation, les immenses réserves d’hydrocarbures sont intactes tandis que des métaux rares prolifèrent sous la surface. Les états-nations eux, toujours désireux d’une nouvelle pièce maîtresse sur leur échiquier géo-stratégique, imagine le Groenland en un avant-poste juché sur l’Inlandsis (la calotte glaciaire), elle qui représente près de 80% de sa surface.
Entre archaïsme, tradition et modernisme
La direction pour le pays est incertaine et la peur du dépeçage, réelle. Julien Blanc-Gras tente en parlant avec les locaux de comprendre cet état d’esprit, à la fois inquiet, apathique et chaleureux, timide souffle omniprésent chez les autochtones. Ses contacts sont pour le moins pessimistes: le pays a trop vite changé. Bouleversée par la mondialisation, les mains encore sur les attelages de chiens de traîneaux et les pieds dans les kayaks, la population, désaxée, n’a pu trouver le temps nécessaire pour s’adapter à de nombreux changements. Un comble pour une région du monde où l’adaptation est synonyme de survie et de pérennité. À croire que la modernité, imprescriptible blizzard se précipitant férocement partout sur la planète, eut raison en une bourrasque des traditions ancestrales. Il s’en résulte un pays malade, peut-être relativement stable dans ses trois « grandes » villes, mais gangrené par l’alcoolisme et la délinquance, l’inceste et l’extrême pauvreté dans le reste du pays. Les habitants y sont laissés à eux-mêmes, méprisés ou ignorés, quand les têtes pensantes des autres continents, elles, échafaudent un futur pour ce sol riche et fertile. Du haut des fjords, ce ne sont plus les dieux de la mythologie inuite qui toisent le peuple …
« Il n’hésite pas en outre à imprégner le livre de la poésie des légendes traditionnelles du Nord. »
Mais comme dit en préambule et en dépit de ce constat glaçant, Briser la glace regorge d’humour. Par des anecdotes, des situations cocasses ou un certain comique de répétition, Julien Blanc-Gras tient la barre avec souplesse et plaisanterie. Il n’hésite pas en outre à imprégner le livre de la poésie des légendes traditionnelles du Nord, comme cette histoire du petit renard polaire, qui en gambadant dans la toundra soulève avec sa queue des nuages de poussières neigeuses, coloriant ainsi le ciel. Et naissent les aurores boréales…
On imagine sans peine que l’auteur, charmé par le Groenland malgré la rudesse du paysage et le mutisme régional, ajoute avec ce roman sa minuscule mais jamais dérisoire pierre à l’édifice d’une sauvegarde d’un patrimoine définitivement menacé.
Briser la Glace en dit plus qu’il n’en n’a l’air. Tour à tour drôle et grave, l’auteur manie habilement sa barre sous les latitudes septentrionales.