Henri Rousseau, né à Laval en 1844 est attiré très tôt par la peinture mais dut cependant se résigner, faute de moyens, à postuler des emplois fort éloignés du monde artistique. Notamment un poste qu’il occupa à l’Octroi de Paris ( et non pas de la douane, contrairement à ce que suggère son célèbre surnom) et ce jusqu’à sa retraite en 1893.
Ce n’est donc que tardivement qu’il entama une carrière de peintre. Mais ses débuts furent difficiles, la critique jugeant son travail ridicule, ne décelant dans ses tableaux que des fautes propres à un peintre autodidacte et illettré.
Bien plus tard seulement, des critiques éclairés comme Wilhelm Uhde et des peintres de renom comme Delaunay et Kandinsky comprirent qu’il s’agissait en réalité d’une peinture d’un visionnaire hors pair.
La nature à l’état sauvage
Parmi les chefs-d’oeuvre réalisés par le Douanier, ceux montrant la nature à l’état sauvage compte parmi les plus magnifiques. Or, le plus étrange, le même qui décrit si bien les jungles enchevêtrées de fauves, n’a en fait jamais quitté la France. De fait, l’imagination bouillonnante de Rousseau n’a été nourrie principalement que par ses fréquentes visites au jardin des Plantes de Paris.
A cela, il faut ajouter également ses différentes promenades à pied dans la capitale dans les divers parcs situés à Montparnasse et à Montmartre, sans oublier aussi d’autres lieux comme le Museum d’histoire naturelle ou le Louvre.
La première jungle qu’il réalisa en 1898 s’intitule Le Lion, ayant faim, se jette sur l’antilope.
On découvre dans ce tableau de grande dimension (200 x 301 cm), le décor étrange d’une jungle avec un nombre important d’animaux.
Certes on ne voit distinctement, au premier plan, que le lion et l’antilope alors que d’autres espèces animales occupent également l’espace mais de manière moins visible.
Pratiquement cachés sous d’épaisses couches de feuilles on découvre, en effet, une panthère mais aussi au centre une chouette tenant dans son bec un lambeau de chair, et plus à gauche un autre oiseau et enfin un animal difficilement identifiable .
En fait son travail paraît tout à la fois démesuré, irréel voire incongru.
Tout d’abord le titre complet de cette oeuvre que l’artiste avait indiqué pour le catalogue de l’exposition: Le lion, ayant faim, se jette sur l’antilope, la dévore. La panthère attend avec anxiété le moment où, elle aussi, pourra en avoir sa part. Des oiseaux carnivores ont déchiqueté chacun un morceau de chair de dessus le pauvre animal versant un pleur ! Soleil couchant.
Déjà un tel titre à rallonge qui a de quoi, surprendre le visiteur !
Mais Rousseau étonne également par la mise en scène de son récit qui s’apparente plus à une pièce de théâtre.
« Il a créé … un monde imaginaire, symbolique, où l’antilope pleure, les feuilles sont plus grandes que la tête de la panthère, le soleil se couche tandis que le ciel reste bleu. Et où une bête mi-oiseau, mi-ours se cache dans la jungle. » (Source: www.tdg.ch, propos de Daniel Kramer).
Comme cela avait été indiqué déjà plus haut, cette jungle n’est pas le fruit de ses supposés voyages, mais de son imaginaire.
« Il étudie les plantes et les arbres qu’il choisit. Il représente différentes feuilles qui constituent des unités dans la composition, pas en proportion bien sûr, mais utilisées comme éléments décoratifs(…) La façon dont les animaux et parfois les personnages sont en partie cachés par les arbres, ainsi que l’utilisation de 50 verts différents renforcent l’impression de luxuriance et de mystère », dira l’historienne d’art Carole Guberman.
A l’évidence tout cela conforte une atmosphère onirique comme un signe avant-coureur du surréalisme.
Mais le Douanier va réellement enchanter Breton et les surréalistes grâce notamment à une autre toile réalisée plus tardivement en 1907 et qui s’intitule La charmeuse de serpents.
L’onirisme de Rousseau, comme l’annonce du surréalisme
L’onirisme créé par cette toile se manifeste par l’émergence d’un univers fantastique dans lequel le temps semble particulièrement s’être arrêté comme si on assistait à une suspension magique du réel.
Toute la scène se situe aux temps édéniques avec une figuration assez étonnante d’Eve dans la peau d’une jeune femme noire. Le jardin semble enveloppé dans une atmosphère à la fois magique et inquiétante alors que ni la jungle, ni le serpent ne semblent menaçants. Breton se prit de passion pour cette toile.
Rousseau a réussi à attirer la curiosité du poète par l’étrangeté et l’onirisme de la scène. Il accentue fortement le mystère de cette représentation en utilisant le contre-jour ce qui permet de faire ressortir le personnage d’Eve presqu’uniquement sous forme d’une silhouette. Mais l’artiste rajoute encore une tension supplémentaire grâce aux deux yeux brillants qui se détachent de ce profil.
Résultat: en plus de charmer les serpents, ce personnage nous envoûte aussi en quelque sorte!
Mais plus encore, le Douanier accentue aussi fortement l’étrangeté et le caractère onirique de l’ensemble. Il joue notamment sur les incohérences et les paradoxes. Dans une scène apparemment nocturne avec une lune jaune argentée, il peint bizarrement un ciel très clair et mat.
Par ailleurs, pour restituer la jungle, alors qu’il ne connaissait pas les règles académiques de la perspective linéaire, il parvient toutefois à une impression de profondeur en entrelaçant les motifs végétaux (les feuillages tout particulièrement).
En fait par cette oeuvre, il impose un style nouveau: « des couleurs franches et denses, en contre-jour, anticipant sur celles d’un Magritte, un trait à la fois naïf et précis, une composition verticale, d’une asymétrie novatrice. » (https://www.rivagedeboheme.fr/pages/arts/oeuvres/rousseau-la-charmeuse-de-serpents-1907.html#note )
En définitive, il annonce l’avenir : « cette femme charme la Nature sauvage, ou plutôt elle la fige dans un étrange silence. L’univers fantastique de cette toile annonce le surréalisme. » (op.cit.)
Une beauté archaïque
Ce peintre inaugure aussi une peinture totalement originale, en proposant une beauté archaïque libre de tout préjugé dont parlait André Malraux. C’est un regard enchanté du monde entre le rêve et la réalité.
Son retour à l’âge de l’innocence s’inscrit alors ouvertement à contre-courant de la peinture de son temps qui avec le cubisme notamment valorise plutôt le monde moderne avec le machinisme et le progrès technique.
Avec sa peinture au contraire, on retrouve en quelque sorte cette naïveté archaïque , dotée d’un langage simple, ingénu, direct voire par moments volontairement enfantin et puéril (voire le regard éberlué de ces deux lions dans la toile ci-dessus).
Une façon aussi de retrouver ce paradis perdu des origines comme le suggère Alberto Savinio qui considère que son art « rallume toujours les lumières du paradis perdu. » (Alberto Savinio, Ascolto il tua cuore , città (1994) Milan, Bompiani, 1944, p.62-63)
Il est certain également qu’il a été influencé par les maîtres du Quattrocento du XV ° siècle italien avec des peintres tels que Paolo Uccelo, Piero Della Francesca, Filippo Luppi et Sandro Botticelli de même que Piero di Cosimo.
Une façon également pour ce peintre d’arrêter le temps, d’obtenir cette beauté éternelle grâce à son art , car « sans naïveté, il n’est point de vraies beautés » comme le disait Diderot.
Cette confrontation avec le temps, on la trouve par ailleurs magnifiquement exposée dans une oeuvre intitulée La Bohémienne endormie.
Avec cette bohémienne qui sommeille, les yeux à peine fermés dans un décor désertique et lunaire avec un lion pacifique au-dessus d’elle…le temps semble définitivement s’arrêter dans cette atmosphère suspendue et magique.
Mais si le rêve caractérise si bien son art, celui-ci possède également un contenu spirituel qui n’avait pas échappé à Kandinsky.
L’étonnante relation avec le mouvement du Blaue Reiter
Pourtant, rien au départ ne permettait de rapprocher le mouvement du Blaue Reiter (le Cavalier Bleu) de Wassily Kandinsky au Douanier Rousseau ?
Kandinsky prônait, en effet, l’abolition d’un certain réalisme au profit de l’abstraction mais par ailleurs guidait aussi l’attention sur la dimension spirituelle.
Or, c’est justement sur ce dernier point que la rencontre avec Rousseau a pu s’opérer. Car au-delà d’une copie de la réalité, tout l’art du Douanier fait résonner de manière évidente un aspect spirituel.
Kandinsky l’avait bien compris puisqu’il a élaboré toute sa théorie du « spirituel dans l’art » à partir du réalisme de deux peintres notamment, le peintre viennois Schönberg et le peintre français Rousseau.
Pour le Douanier, son réalisme dévoilait en fait une autre réalité lorsqu’il restituait l’étrangeté des lieux.
Wilhelm Uhde l’avait également bien analysé.
« …(il) voit les hommes et les choses autrement que nous…Rousseau est en face de la nature comme un enfant . Pour lui, elle est chaque jour un événement nouveau dont il ignore les lois. Il y a à ses yeux derrière les phénomènes quelque chose d’invisible qui en est pour ainsi dire l’essentiel. » (Wilhelm Uhde, Henri Rousseau, Paris, Editions du Linteau, 2008 (Paris, Eugène Figuière, 1911).
Un coin du plateau de Bellevue, automne soleil couchant, 1902
Pour sa part le peintre Robert Delaunay voyait aussi une expression intérieure dans le travail de Rousseau lorsque celui-ci s’appliquait à restituer une forêt ou un arbre.
« Ces noirs brillent et vivent dans de milliers de verts qui se groupent en formant arbres, taillis, forêts. Rousseau ne copie pas l’effet extérieur d’une arbre; il crée un ensemble intérieur et rythmique avec une expression vraie, grave, essentielle d’un arbre… » ( Robert Delaunay, « Henri Rousseau le Douanier », L’Amour de l’art, n° 7, novembre 1920, p. 228-230)
Pour conclure, Christian Zervos, influent critique d’art du début du XX ° s. vient encore renforcer cette même impression. Parlant de Rousseau, il ose même une comparaison audacieuse: « Il vivait comme un moine du Moyen Age au milieu de ses visions. »
Christian Schmitt