Il était et restera, à bien des égards, le prototype du bon Français. La bonne bouffe et plus particulièrement la tête de veau était son péché mignon. La corona aussi, et il ne s’en était jamais caché. La légende de Jacquot…
Connu pour son appétit d’ogre et ses expressions fleuries, inégalable au Salon de l’Agriculture, lorsqu’il tapait le cul des vaches et enchaînait les dégustations de produits du terroir, il avait, et il faut le lui laisser, le sens du peuple.
Jamais aussi à l’aise qu’en campagne électorale lorsqu’il s’agissait de serrer des pinces, Jacques Chirac avait quelque chose de profondément accessible. Il était somme toute assez simple de s’identifier à lui et il s’agit là d’un vrai tour de force tant cet homme était, de par sa carrière, son vécu, son destin français, différent de ces compatriotes lambda qu’au demeurant il avait le bon goût de considérer plus profondément que comme des électeurs potentiels.
Son fond « rad-soc » et ce terreau de semelles crottées ont tout de même fini par le rattraper, au crépuscule de sa vie politique, un peu avant cet AVC de fin 2005 qui l’a changé à jamais, achevant de transformer la bête politique en proie facile. En président déclinant puis en vieillard devant lequel l’opinion opine et qui, pas si rancunière, lui pardonne tous les scandales. Du bruit aux odeurs en passant par les emplois fictifs et des frais de bouche délirants.
Chirac, le tueur
Surnommé « mon Bulldozer »par Georges Pompidou, son mentor devant l’éternel – il avait fini par prendre ses distances avec les trop gaullistes et eurosceptiques Pierre Juillet et Marie-France Garaud –, trop tôt disparu, « Jacquot » n’avait il est vrai pas son pareil pour écraser ceux qui avaient le tort de se mettre en travers de sa route. Exécuté, Jacques Chaban-Delmas, auquel ce même Georges Pompidou n’accordait qu’une confiance très relative et dont Jacques Chirac a toujours soutenu qu’il ne voulait pas de lui pour lui succéder à l’Elysée. Une frange importante des barons gaullistes lui a fait grief d’avoir savonné la planche à leur candidat naturel, par ailleurs coupable de s’être porté candidat au scrutin présidentiel de 1974 au moment même où l’Assemblée Nationale honorait la mémoire du défunt chef de l’Etat…
Avant de se ranger, de plier comme un seul homme face à son inextinguible volonté de prendre les commandes du RPR, et de faire bloc lorsqu’il s’est agi de torpiller Valéry Giscard d’Estaing, président de la République tout retourné par sa propre réussite, qu’il avait largement contribué à faire élire et qui n’avait eu de cesse de le rabaisser, lui et son parti, alternant admonestations publiques et foucades privées.
Exit donc VGE, centriste excentré ; puis, une douzaine d’années, deux échecs présidentiels et une cohabitation plus tard, exit Edouard Balladur, contemporain par trop lisse et compassé pour réunir les voix nécessaires à la concrétisation de son ambition. Edouard le traître avait Matignon et devait y rester, promis, juré, mais il s’est mis à rêver à son tour de l’Elysée. Il avait l’appareil avec lui, mais pas le peuple. Celui-là, le plus important, Jacquot s’en est chargé, lui proposant avant les élections présidentielles de 1995 un programme aussi séduisant que démagogue, et dont il n’aura finalement appliqué qu’une infime partie. Le Chirac d’alors était très seul, la majorité de ses alliés politiques l’avaient lâché, son téléphone ne sonnait presque plus mais c’est finalement là, dans le creux de la vague, que cet homme politique emblématique, devenu has been, s’est retrouvé. C’est là que cet incorrigible séducteur, des femmes et des foules, s’est sublimé et a trouvé l’allant pour décrocher la magistrature suprême, après deux tentatives infructueuses.
Entre miracles et déceptions
Plusieurs fois ministres, deux fois chef du gouvernement, maire de Paris, il touchait enfin au but à 63 ans, un poste dans lequel il excella et réussit l’exploit, en 1983, d’être en tête dans les 20 arrondissements
Le premier mandat, un septennat, n’aura pas été inoubliable. Et pour cause : Jacques Chirac est un conquérant qui se mue en gestionnaire une fois l’ambition assouvie. Il réagit plus qu’il n’agit. L’état de grâce fut bref, la faute à une réforme des retraites trop brusque et portée par un Alain Juppé, le meilleur d’entre nous à ses yeux, trop sûr de sa supériorité intellectuelle. Le tandem entre la souplesse et la rectitude, l’association entre la bonhommie et la suffisance n’aura fonctionné que deux ans au plus haut niveau. Il n’aura pas survécu à une boulette politicienne insurpassable, la dissolution d’une Assemblée Nationale largement chiraquienne.
Mécontents et devenus accros à l’alternance, les Français ne l’ont pas confirmée et ont infligé à Jacquot une cohabitation humiliante, neuf ans après la précédente, durant laquelle il était Premier ministre. De 1997 à 2002, il a fallu piloter l’avion avec Lionel Jospin. Fertile en recadrages mutuels, l’expérience ne fit les affaires de personne et c’est en président sous l’éteignoir que Jacques Chirac brigua sa réélection.
Plus exposé que lui, Lionel Jospin, trop sûr de son bilan, qui était pourtant tout juste honorable, ne fit jamais campagne, tandis que l’insécurité galopait et que les médias mainstream en faisaient leurs gros titres. Une aubaine pour Jean-Marie Le Pen, présent au second tour à la stupéfaction générale, un cadeau du ciel pour Jacques Chirac, qualifié avec à peine 20% des voix, mais dont il devenait acquis qu’il allait rempiler.
L’histoire retiendra de ce deuxième mandat le refus d’intervenir militairement en Irak aux côtés des Etats-Unis, ce qui a sans doute permis à la France d’obtenir un sursis de plusieurs années en matière de terrorisme islamiste, un discours fondateur en Afrique du Sud pour dénoncer l’inaction écologique mondiale et le retour en grâce de Nicolas Sarkozy, nommé ministre de l’Intérieur. Le loup venait de revenir dans la bergerie et cette fois, il allait tout dévaster sur son passage.
Homme de coups politique plus que d’actions, Jacques Chirac n’avait, de l’avis de Raymond Barre, qui lui succéda au poste de Premier ministre en 1976, aucune conviction. Il ne faisait que peu de cas des idées, mais beaucoup des ambiances.
Politique perfectible, finalement trop passif pour rejoindre le livre des héros, ce colosse fragile, secret et insaisissable se distinguera malgré tout aussi par une constante, même si Edouard Balladur et Charles Pasqua firent des pieds et des mains pour lui faire changer d’avis devant le manque de résultats politiques de son inflexibilité : le refus de s’allier à l’extrême-droite, mouvement auquel il n’entendait rien.
Son goût prononcé pour les civilisations lointaines et les arts premiers a quant à lui donné naissance à un musée, héritage culturel constitué de son vivant et qui lui survivra.
Reste les épreuves, la mort de sa fille, trop tôt frappée d’une anorexie mentale dont il s’est toujours senti responsable, happé qu’il était par les responsabilités ; son long chemin de croix enfin, connu de tous malgré des communiqués vaguement rassurants.
Fatigué, laminé par une vie littéralement folle, Jacques Chirac s’est éteint comme une bougie, veillé par Bernadette, insubmersible épouse qui a survécu à toutes les avanies et l’aura porté même lorsqu’il ne marchait plus.
Vingt-trois ans après François Mitterrand, un ancien président français, le dernier à avoir exercé deux mandats, vient ainsi de s’en aller. L’émotion populaire est forte et c’est bel et bien une part de l’histoire de France qui s’en va avec cet homme massif et gaffeur aux pantalons trop relevés et à la voix si facilement reconnaissable.
Un chapitre se referme. Pas le plus glorieux, à l’évidence, mais pas le pire. Une de ces périodes durant laquelle tout n’allait pas, mais qui suscite la nostalgie lorsqu’il s’agit de regarder la réalité du moment en face. Celle qui fait se dire, sans recul, mais avec tout de même quelque lucidité, que décidément tout fout le camp et que rien ne va plus.