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Les éditions Classiques Garnier publient Paul Léautaud, l’écrivain paradoxal, de Jean-Auguste Poulon. Un travail de recherche considérable pour (re) mettre au goût du jour l’oeuvre d’un auteur par trop méconnu.

Julien Leclercq : Vous avez une formation de lettres classiques, pourquoi avoir choisi Léautaud comme sujet de thèse ?

Jean-Auguste Poulon : Malgré un amour inconditionnel pour les langues anciennes, que je continue à enseigner, je me considère en effet comme un transfuge littéraire. Une fois mon concours de lettres classiques en poche, je n’avais qu’une seule idée en tête : travailler sur le Journal littéraire de Paul Léautaud et sur l’ensemble de son œuvre découverts quelques années auparavant. Il me fallait donc repartir sur un nouveau master, mais en « lettres modernes » cette fois-ci. Je me suis donc lancé dans l’aventure jusqu’à la thèse. Il n’y a rien de plus éloigné des langues anciennes que l’œuvre de Paul Léautaud, qui a arrêté l’école au certificat d’études et n’a visiblement pas fait de latin ni de grec… Cela ne m’a pas empêché de placer deux mots latins à la fin du livre, comme un petit clin d’œil amical sinon à Léautaud, du moins à mes premières amours classiques !

La « matière première » concernant Léautaud est – hélas –  peu accessible … hormis son Journal Littéraire en poche (et encore, considérablement réduit), comment êtes-vous entré en contact avec ses textes ?

En réalité, l’œuvre de Léautaud se réduit quasiment à son seul Journal littéraire. On trouve chez Gallimard deux de ses (rares) ouvrages Le Petit ami et Amours, ainsi qu’une anthologie – au demeurant fort bien faite et parfaitement représentative de l’œuvre dans son ensemble – de son Journal littéraire. Il faut bien reconnaître que tout le reste, publié essentiellement au Mercure de France, est peu accessible. J’ai rencontré Paul Léautaud grâce à mon grand-père paternel qui avait évoqué à diverses reprises l’écrivain du Mercure dans des articles de critique littéraire publiés ici ou là et rassemblés dans un recueil intitulé Chemins critiques. Il lui arrivait aussi de m’en parler. Je me suis pris d’affection pour ce petit bonhomme que mon grand-père, qui l’avait souvent croisé dans le Quartier latin, me décrivait comme peu avenant. Je me souviens d’avoir lu d’une traite Le Petit ami avant de me plonger dans les dix-neuf volumes du Journal littéraire, légués par mon grand-père.

Sans dévoiler totalement le fruit de votre travail, en quoi Léautaud serait cet écrivain paradoxal ?

Quand il m’a fallu trouver un titre au livre tiré de ma thèse, j’ai longuement hésité. Quand il me semblait trouver un titre qui correspondait à un point de mon travail, un autre élément de l’œuvre léautaldienne allait à l’encontre de cette idée. C’est qu’en réalité l’écrivain qu’est Léautaud n’est pas à un paradoxe près. Ses détracteurs et mêmes ses amis y voyaient une forme de contradiction. Mais toute existence est pétrie de contradictions. Là où Léautaud a voulu recréer a posteriori un itinéraire évident qui aurait amené l’enfant solitaire – qu’il dit avoir été – à devenir un écrivain acariâtre et misanthrope, nous avons préféré essayer, en nous appuyant sur la notion de champ littéraire propre à Pierre Bourdieu, de montrer les paradoxes d’un écrivain qui, alors qu’il dit vouloir être un simple observateur, joue pourtant le jeu de la stratégie littéraire. De la même façon, il veut être aimé des femmes et reconnu du grand public, mais fuit toute forme de relation. Il veut trouver une voie singulière mais a pourtant du mal à se détacher de l’imitation des Maîtres qui sont ensuite rejetés sans ménagement. Ce sont tous ces paradoxes qui rendent cet écrivain si passionnant à mes yeux.

Dans la première partie de votre livre, vous effectuez un travail considérable de contextualisation du champ littéraire à l’époque de Paul Léautaud, en quoi est-ce si fondamental ?

Ce travail de contextualisation s’inscrit dans une démarche logique et argumentative. Avant de montrer, dans la deuxième partie du livre, comment Paul Léautaud a voulu se faire une place dans le champ littéraire de son époque, il paraissait important de montrer, dans une première partie, qu’il en fut aussi un observateur avisé. Dresser un panorama du monde des lettres est chose courante à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Nombre d’écrivains ou journalistes s’y essayent, à l’instar de Jules Huret qui publie son Enquête sur l’évolution littéraire en 1891, de Remy de Gourmont qui tente de répertorier, en 1900, toutes les petites revues qui pullulent ou bien de Georges Casella et d’Ernest Gaubert qui se fixent pour objectif de quadriller le monde des lettres entre 1895 et 1905. La difficulté avec Léautaud, c’est qu’il a fallu plonger dans les méandres du Journal littéraire pour pouvoir en tirer quelques catégories à l’emporte-pièce qui, malgré leur caractère incomplet, permettent toutefois de construire une spectrographie originale et singulière du monde des lettres au début du XXe siècle. Cela est évidemment rendu possible par la place qu’il occupe au Mercure de France  dont il a été un illustre chroniqueur dramatique et le secrétaire de rédaction.

Justement, dans quel « champ », ou plutôt dans quel mouvement ou tradition peut-on l’inscrire ?

Il est difficile de répondre à cette question dans la mesure où Léautaud est inclassable. Plus exactement, il n’a cessé de s’adapter au champ dans lequel il évoluait. Léautaud a été poète lorsque le Mercure publiait de la poésie ; il s’est lancé dans la prose néo-symboliste lorsque Barrès était le guide de la jeune génération d’écrivains à laquelle il appartenait. C’est peut-être Stendhal qui a eu le plus d’influence sur lui et qui l’a aidé à accepter ce penchant égotiste qui apparaît dès 1903 dans Le Petit Ami

Vous consacrez une partie au fait de « se tenir à l’écart », Léautaud n’est-il pas l’incarnation de ce que Dominique Maingueneau analyse à travers le concept de paratopie ? Léautaud est isolé, mais en même temps dans le monde, en retrait, mais toujours dans le sillage du Mercure de France …

Le concept de « paratopie » développé par Dominique Maingueneau s’appuie sur l’étude de la trajectoire de deux poètes : José-Maria de Heredia et Emile du Tiers. L’un connaîtra la gloire littéraire tandis que l’autre ne parviendra pas à se distinguer dans la masse des littérateurs de son époque. Léautaud, à l’image d’Emile du Tiers, semble avoir fait montre d’un mauvais sens du placement en même temps que d’une incapacité à faire émerger, du moins à ses débuts dans le monde des lettres, une image d’écrivain clairement identifiable. Cependant, à la différence d’un Heredia ou d’un Du Tiers, Léautaud va réussir ce tour de passe-passe qui consiste à imposer une image d’écrivain identifiable – le solitaire acariâtre – dans le champ littéraire sans avoir d’œuvre véritable. Bien avant que son Journal littéraire ne soit intégralement publié, Léautaud est identifié comme écrivain et reconnu comme tel par ses pairs, ce que montre le succès des émissions radiophoniques qu’il enregistra avec Robert Mallet peu de temps avant sa mort.

Si j’étais mauvais esprit, je vous demanderais d’ailleurs s’il ne s’agit pas d’une posture de sa part ? Il n’y a d’ailleurs rien de négatif pour un écrivain à définir lui-même sa posture (je songe ici à Baudelaire).

Il s’agit bien évidemment d’une posture que Léautaud a savamment entretenue sûrement pour conserver une tranquillité qui lui était chère, même s’il ne cessait de vouloir aller au grand public (le paradoxe, toujours). Il faut cependant noter que cette posture, qu’il dit avoir adoptée dès l’enfance, est en réalité plutôt le résultat de ses échecs successifs. Ne pouvant entrer dans le champ littéraire par la grande porte, Léautaud a décidé de se tenir à l’écart et de revendiquer cette place.

Percevez-vous un héritage proche ou lointain de Paul Léautaud ?

Léautaud s’inscrit dans la grande tradition des écrivains diaristes. Je crois cependant n’avoir trouvé aucun autre écrivain que l’on puisse qualifier d’héritier de Léautaud. Nombre d’écrivains contemporains disent se nourrir des pages de son Journal littéraire. Mais cela ne va pas plus loin. Il y a aussi une grande ferveur autour de son œuvre, entretenue par des personnes qui, pour la plupart, n’ont pas de formation académique ou littéraire. C’est peut-être là la plus grande réussite de Léautaud : ayant imité ses maîtres en littérature (Chamfort, Coppée, Barrès, Stendhal) afin de trouver sa voix singulière, il est lui-même devenu un maître inimitable mais profondément admiré.

Et finalement, pensez-vous que l’œuvre de Paul Léautaud puisse (re ?) devenir populaire, dans le bon sens du terme ? C’est-à-dire enseignée à l’école, mise à l’honneur publiquement, à l’université …

Là encore Léautaud, par la forme de son œuvre, est condamné à la marginalité. La littérature diariste a toujours été considérée comme le parent pauvre des études littéraires. Le genre du journal, s’il a été soigneusement étudié et mis en lumière par des gens comme Philippe Lejeune, demeure cependant encore boudé par une grande partie de la recherche littéraire. Notre littérature contemporaine a pourtant tendance à se tourner de plus en plus vers l’autobiographie ou l’autofiction. Des écrivains comme Pierre Bergounioux, avec ses Carnets de notes, ont aussi su donner ses lettres de noblesse à ce genre délaissé. Si l’autobiographie a trouvé sa place dans les programmes de collège, le journal, lui, n’y est que partiellement représenté. Quant à Léautaud… Qui sait ? Peut-être connaîtra-t-il une nouvelle jeunesse littéraire à l’occasion de son entrée dans le domaine public ?

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Julien Leclercq

Fondateur du Nouveau Cénacle et auteur de "Catholique débutant" paru aux éditions Tallandier.

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