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Mona Ozouf est à côté de François Furet, l’une des éminentes spécialistes de l’histoire de la Révolution Française. Son dernier essai  Jules Ferry, La liberté et la tradition, paru chez Gallimard, permet d’améliorer notre perception de l’histoire de notre pays  et nous aide à voir plus clair dans les nombreuses références contemporaines à l’homme des lois scolaires.

En avril 2013, Vincent Peillon, alors ministre de l’Education nationale, annonçait sa volonté de mettre en place l’enseignement d’une « morale laïque ». Quelques mois plus tard, il faisait rédiger et afficher dans les établissements secondaires une « charte de la laïcité ». Les prédécesseurs de Peillon derrière le bureau de la rue de Grenelle ont souvent fait référence à cette école de la république, initiée, ou plutôt précisée par les lois scolaires de Jules Ferry. Vincent Peillon n’est plus ministre de l’Education nationale. Les références perdureront. En 1882, le ministre de l’Instruction Publique propose donc de rendre l’école obligatoire, gratuite et laïque. Dans ce portrait intellectuel, Mona Ozouf remet les points sur les i et explique le contexte si particulier de cette France de la fin du dix-neuvième siècle.

La gratuité, déjà mise en place, a pour but d’effacer « les ségrégations sociales […], de mêler sur les bancs de la classe ceux qui seront mêlés sous les drapeaux de la patrie. » (p.53).  Le lecteur soucieux de comparer l’époque de Ferry à la notre peut se rendre compte simplement d’une différence : le collège unique de 2014 est le seul endroit, le seul moment où l’ensemble des enfants d’une classe d’âge à l’opportunité de se croiser. Quel intérêt alors de « mêler » ces jeunes puisque la finalité de se retrouver « mêler sous les drapeaux » pour la patrie n’existe plus ? La question fait régulièrement débat.

De même, l’obligation scolaire a pour but d’effacer cette autre différence sociale : les familles pauvres où l’enfant est « une main d’œuvre d’appoint que tout concourt à retenir à la maison » (p.54) devront désormais le laisser là où il a sa place naturelle ; dans une salle de classe.

L’auteure nous explique que c’est la notion de laïcité, si adorée aujourd’hui, qui fut la véritable nouveauté des lois scolaires. « On n’ouvrira plus la classe par la prière, l’instituteur ne dispensera plus aucun enseignement religieux, et en principe au moins aucun crucifix, nulle image pieuse n’apparaîtront aux murs ». (p.54)

Ce petit essai rend palpable le caractère fondateur des lois scolaires et il offre au lecteur la possibilité de mettre en relation les tenants et les aboutissants des réflexions sur la laïcité de 1882 et des années 2000. Mona Ozouf nous montre l’un des plus grands défauts de nos politiques et de nos journalistes : on use de références en fermant les yeux, sans la culture historique nécessaire à la bonne compréhension de ces références ; on cite la grande laïcité scolaire portée par Jules Ferry, sans connaître et sans prendre en considération les différences de contexte religieux et sociétal des années 1880 et des années 2000.

 Jules Ferry  et la colonisation : le savoir partout.

En plus de revenir sur les lois scolaires, cet essai présente l’autre facette de Jules Ferry : son rapport à la colonisation ; lien souvent oublié car apparemment critiquable. L’homme cherchait comme l’ensemble de la classe politique de  son temps à renforcer l’expansion coloniale de la France et ainsi a maintenir la puissance du pays. Mona Ozouf est une historienne intelligente. Elle ne fait pas de l’histoire pour cacher un militantisme. Elle propose une histoire éclairée et aide le lecteur à affuter son regard. Lorsqu’elle évoque la position de Ferry sur l’expansion coloniale, elle montre comment l’histoire du 20ème siècle et l’idéologie anti raciste qui en découle, a pu pervertir certains mots, qui à l’époque de Jules Ferry étaient dans toutes les bouches.

« Il définit [la colonisation] comme un droit, celui des “races supérieures“, et comme un devoir, celui qu’elles ont de “civiliser“ les “races inférieures“. Discours presque inécoutable aujourd’hui, dont tous les termes nous choquent : “race“ était alors d’usage courant, mais le vocable, après la fumée des crématoires, est devenu imprononçable. La hiérarchie du supérieur et de l’inférieur, tenue pour une évidence, heurte de plein fouet notre religion de l’égalité démocratique. Quand au mot de “civilisation“, nous avons oublié qu’il désignait, de façon classique, le processus qui porte l’humanité du sauvage au barbare puis au civilisé : Ferry s’en souvient quand il évoque le droit des races supérieures à “aller chez les barbares“ pour les élever jusqu’à elles, mais nous n’y voyons plus désormais qu’arrogance  européocentrique. » (p.71-72)

Jules Ferry est depuis les indépendances, scindé en deux. Le manichéisme contemporain, remplaçant du colonialisme, fait briller la face lois scolaires de Ferry et conspue son autre face ; la politique coloniale qui verra notamment la mise en place du protectorat tunisien. Ferry est l’homme du bien scolaire et le colonisateur qui impose la repentance à la France d’aujourd’hui. Cette repentance de la colonisation est plus que jamais dans toutes les bouches. Mona Ozouf égratigne François Hollande à la même page, artisan haut placé de ce manichéisme :

« [ce discours] est assez vivant pour que l’actuel président de la République, le jour même où il met son quinquennat sous la bannière scolaire de Jules Ferry, se croie tenu de rappeler qu’il est d’autres aspects, moins recommandables, de son parcours, allusion éloquente à la politique coloniale ». (p.72)

Jules Ferry était un colonisateur, un « colonialiste au sens plein de terme » (Jacques Julliard) souhaitant exporter partout le savoir des Lumières. La mise en place d’un statut de protectorat sur la Tunisie offre, selon lui, de nombreux avantages aux deux pays. Ferry est l’homme qui a créé les écoles algériennes qui seront magnifiquement décrites par Albert Camus dans Le Premier Homme.

« Convaincu que la bourgeoisie républicaine devait, pour avoir joui des privilèges de la culture et de l’éducation, acquitter sa dette envers les déshérités de la démocratie française, il pensait qu’elle devait aussi l’acquitter envers les populations barbares. Leur offrir, à elles aussi, la chance et les bienfaits du maître d’école républicaine »  (p.85)

Ce petit essai de Mona Ozouf redonne à Jules Ferry sa cohérence politique et intellectuelle. Il etait un profond défenseur d’une égalité scolaire et croyait fermement, comme peu de monde à l’époque, que la colonisation pouvait venir à bout du grand fléau qu’était à ses yeux l’ignorance des colonisés.

L’historienne rappelle d’ailleurs que « mise en œuvre par la France de Michelet, émancipatrice et républicaine, la colonisation devait cependant faire surgir des nations sœurs, non des nations esclaves, et des hommes livres. C’est dire que le statut colonial était condamné à terme : la colonisation devait mourir de sa réussite même ».

C’est en cela que ce petit livre est d’une richesse intellectuelle rare : il montre la cohérence d’un homme tel que Jules Ferry, il nous évoque la complexité du processus de colonisation, et enfin, l’auteure donne une véritable leçon d’histoire en rappelant aux français et même au locataire de l’Elysée, que l’histoire n’a de sens que si elle est comprise dans tous ses recoins.

Rendons hommage à Jacques Le Goff en concluant que Mona Ozouf est une ogresse qui nous aide à comprendre notre histoire. Noble réussite.

Christophe Bérurier

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Christophe Berurier

Christophe Berurier est professeur. Il aime les mots et le vélo.

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