Saint Thomas d’Aquin, canonisé un siècle après sa mort, fait partie de ces grands théologiens qui ont, toute leur vie, oeuvré, pensé, institué et répondu à toutes les thématiques métaphysiques catholiques.
Dans son immense Tome 1 de la Somme Théologique, Saint Thomas, article par article, répond à des objections que des hérétiques ou païens dubitatifs pourraient émettre. Pour ce billet philosophique, la rédaction du Nouveau Cénacle a décidé de décrypter la question : «Dieu est-il un ? » Vaste sujet que Saint Thomas d’Aquin traite brillamment et en douceur. Plongeon.
Dieu est-il ? Pour celui qui formule l’objection, attribuer une quantité à Dieu, semblerait impossible. Et pour cause, Dieu serait incompatible dans un premier temps avec « le principe du nombre » auquel on a plutôt l’habitude de convertir avec « l’étant » (comprendre l’Homme ndlr). En effet, toute créature de Dieu peut-être quantifiée ou mesurée. Car il est possible pour une créature d’être qualifiée, ou d’être assujettie à une qualité étant donné qu’elle est imparfaite et qu’il est admissible de lui conférer une privation. Etant une dérivée, une extension, une création de la perfection même de Dieu, « l’étant » est imparfait. Il est donc impossible, qu’au même titre que ses créations, que Dieu soit qualifiable et, ici quantifiable. Ce serait le ramener à une créature versatile imparfaite. Or, si Dieu est une créature absolument parfaite, lui adjuger une propriété, qui susciterait forcément l’absence d’une autre, irait tout simplement à l’encontre de sa nature suprême, parfaite et immanente. Dieu est être suprême dont la privation et l’imperfectibilité ne correspondent en rien à sa nature, nous sommes donc là sur un problème de qualification. Un abus de langage qui pourrait causer un contresens.
Saint Thomas d’Aquin, une réponse en trois temps
Pour répondre aux deux objections réalisées ci au-dessus, Saint Thomas d’Aquin s’attachera dans un premier temps à prouver en « trois manières » l’existence même du monothéisme.
Tout d’abord, afin d’argumenter l’existence d’un Dieu unique, le théologien partira de la particularité récurrente de « l’étant », soit de la singularité systématique des créatures de Dieu, les Hommes. Selon lui, la création d’un homme singulier n’est pas quelque chose d’inoculable à tous ni quelque chose qui pourrait être créé en synergie. En effet, la création d’une singularité ne peut-être l’origine de plusieurs créateurs. Il faut bien qu’il n’y ait qu’une seule et même cause qui soit factrice d’une seule et même singularité. Saint Thomas d’Aquin dit que cette singularité ne peut-être « communicable à plusieurs » causes et donc à plusieurs Dieux. Au même titre qu’une œuvre d’art qui ne dépend d’aucune conformité et qui est propre à son réalisateur, la création d’une singularité unique n’est possible que par un seul et même créateur. C’est ainsi qu’il ne peut y avoir qu’un Socrate. Et nous ferons fi de son enveloppe corporelle et matérielle d’Homme dont, pour le coup, plusieurs Dieux seraient à même de créer dans un même temps, à l’image d’une vulgaire usine manutentionnée qui façonnerait des exemplaires de mannequins en plastiques reproductibles à l’infini. « […] ce qui fait que Socrate est un Homme peut-être communiqué à beaucoup d’autres », mais la contingence de sa singularité, et l’infinie diversité et variété de toutes les autres ne peut dépendre que d’un seul et même créateur. Car la singularité n’est point chose de réalisable, de perpétuel, ni l’œuvre d’un travail collectif, mais bien d’une production subjective, propre et individuelle à un seul et même créateur. C’est bien cette singularité systématique et infinie de « l’étant » qui prouve qu’il n’existe qu’un seul et même créateur. Mais ce n’est pas pour autant que tel Dieu puisse être à l’origine de tels individus au même titre que tel Dieu puisse être le créateur d’un autre type d’individus. Saint Thomas d’Aquin martèle que si Socrate ne peut-être autre que Socrate et cette même et unique créature de Dieu, alors le genre humain ne peut-être que le même et unique genre humain créé par la même et unique cause, un seul et même Dieu. Du moment qu’il n’existe plusieurs Socrate aux mêmes enveloppes corporelles mais aux singularités différentes, alors il ne peut exister de différents genres humains constitués par plusieurs Dieux. Saint Thomas finira par l’affirmation : « La nature de Dieu est Dieu même. » Dieu étant la cause première, aucune autre cause ne pourrait subsumer et précéder ce dernier. Dieu est cause de Dieu et sa nature est Dieu. Cette tautologie affirme ainsi son immanence, sa primauté et sa prééminence, rendant inconcevable l’idée même de la coexistence de plusieurs Dieu.
La seconde réponse tournera autour de « l’infinité de perfection » de l’être suprême. Être parfait, entier, Dieu n’est pas divisible, ni déclinable en plusieurs échantillons. En faire sa dichotomie serait compartimenter, trancher et couper la perfection et toutes les qualités qui en découlent pour créer non plus une seule créature suprême parfaite mais plusieurs créatures suprêmes imparfaites. Ainsi « quelque chose se trouverait en l’un, qui ne trouverait pas en l’autre. » Il y aurait alors « privation », chose inconcevable, comme on l’a vu un peu plus haut, chez Dieu. On ne peut répartir qualités et propriétés chez des êtres dits suprêmes et immanents selon Saint Thomas d’Aquin. Chacun alors ne serait « purement et simplement parfait. » Donc Dieu étant un être infiniment parfait, il ne peut avoir plusieurs Dieux car la perfection ne peut être divisée sans devenir imperfection. Et ceci, n’est pas concevable dans la mesure où « Dieu comprend en lui toute la perfection de l’être. »
Dans un troisième et dernier acte, Saint Thomas d’Aquin part de l’observation de la soumission de l’étant afin de prouver qu’il existe un ordre unique et donc un seul Dieu. « Tous les étants se montrent ordonnés entre eux, certains étant au service de quelques autres » : de cette remarque le théologien montre comment les étants obéissent toujours à une seule autorité d’un autre étant et que cela régit le monde et la manière dont s’organisent les créatures de Dieu. A travers cette observation du monde sensible, Saint Thomas en tire une conclusion métaphysique : « des choses diverses ne concourraient pas à un ordre unique si ce n’est pas par la vertu d’un ordonnateur unique. » Si une multitude est à même d’être soumise à un seul étant dans le monde sensible, alors il n’est pas irrationnel de dire qu’il est absolument nécessaire qu’un (seul) ordre unique et divin régisse cela et soit à l’origine de cela. Ainsi, une multitude ne peut se soumettre qu’à un seul ordre. Une pléiade d’ordres immanents ne peuvent donc assujettir une autre multitude de créatures que par « accident » dans la mesure où chacun d’entre eux feraient ordre chacun de leur coté en se considérant comme seuls ordonnateurs tout en ne l’étant pas. Car il est plus facile pour un ordre unique de fédérer, ordonner, régir, alors que pour une multitude, il est plus âpre et moins évident d’instituer et de dominer. C’est alors qu’un ordre unique est « par soi cause de l’un » alors que plusieurs ordres ne seraient « cause de l’un que par accident. »
Par conséquent ce qui est « premier » (réponse 1), « le plus parfait » (réponse 2), et « par soi, non par accident » (réponse 3) est nécessaire, soit la détermination du « premier ordonnateur » d’un « ordre […] unique, soit un », Dieu.
Le principe du nombre
Après avoir expliqué pourquoi Dieu est forcément « un », Saint Thomas d’Aquin va répondre à l’objection émise plus haut.
Saint Thomas d’Aquin revient sur « l’un principe du nombre » comme étant impossible à attribuer à Dieu. Ce dernier confirme que conférer une « entité mathématique » ne vaut que pour « la matière », soit le monde réel et sensible qui reste quantifiable et palpable. Car selon lui, le nombre « un » ne peut se séparer de la matière et se porter sur une autre entité hors de l’espace et du temps du champ de notre représentation. Un nombre porte toujours sur une entité et si il venait à s’en défaire, alors le nombre perdrait tout sens et ne serait dès lors plus nombre.
Cependant, le théologien nuance la chose est fait de l’un « un objet métaphysique » dont le sens ne dépendrait pas de la matière. Ce serait notre conception, « notre manière de concevoir », qui induirait le fait même qu’un nombre ne puisse ni être attribué à un Dieu par pure privation et qu’un nombre ne puisse non plus être associé à un objet métaphysique et hors de la matière. Ce serait ainsi notre habitude à quantifier toujours des objets réels et ne point allouer un nombre à un objet métaphysique hors de l’espace et du temps qui nous interdirait à affirmer que Dieu est un. C’est en se défaisant de cette habitude langagière que l’on pourra ainsi dire que Dieu est un, sans susciter chez lui une quelconque privation.
C’est ainsi que Saint Thomas d’Aquin, à travers trois réponses, et trois preuves du monothéisme, ce qui est « premier » (réponse 1), « le plus parfait » (réponse 2), et « par soi, non par accident » (réponse 3), puis deux réponses, que le théologien du XIIIe siècle répondra aux deux objections faites à « Dieu est-il un ? » Démontrant dans cet article 3 que Dieu est un à travers la singularité des Hommes et sa propre perfection, puis en faisant du nombre « un » une qualification possible à une entité métaphysique.