Partagez sur "Julien Gracq était bien le dernier des classiques"
Au cours des nécrologies publiées suite à son décès en 2007, Julien Gracq était décrit comme « le dernier écrivain classique », sans qu’aucune explication rigoureuse ne vienne étayer ce qualificatif. Ses Noeuds de vie (José Corti), parus en 2021, esquissent l’impression d’un classique non « classiciste ».
« Classique » est peut-être le mot de la langue française dont le signifiant renvoie aux interprétations les plus différentes. Comment une oeuvre est-elle rangée parmi les « classiques » ? Par l’institution scolaire ? La postérité ? Rien n’est moins sûr : Gracq est très peu enseigné à l’école, et il était déjà décrit ainsi de son vivant, surtout depuis son entrée en Pléiade. La consécration dans cette collection est un signe, puisqu’elle range une oeuvre complète dans un panthéon transmissible aux nouvelles générations : en ce sens, Gracq était bien devenu « classique ».
Son oeuvre ne saurait pour autant pas se réduire au « classicisme », terme mal forgé s’il en est, qui renvoie au beau et grand XVIIe siècle rectiligne et cartésien mais qui déforme la complexité inhérente du « classique » en tant qu’adjectif qualificatif et d’un « classique » au sens générique du terme. Les plus grands romans de Julien Gracq, dont le premier Au château d’Argol ou plus tard Le Rivage des Syrtes, sont indéniablement influencés par le surréalisme. L’architecture de son oeuvre est baroque. Ses ouvrages critiques (En Lisant, en écrivant, Lettrines I et II) montrent un attachement persistant aux Breton, Lautréamont et Wagner. Loin des grands canons du classicisme, Gracq n’est pour autant pas « moderne ». L’enquête doit emprunter un autre chemin.
Dans Noeuds de vie, son rapport au langage peut être considéré comme celui d’un classique. Il écrit : « Outre leur langue maternelle, les collégiens apprenaient jadis une seule langue, le latin : moins une langue morte que e stimulus artistique incomparable d’une langue entièrement filtrée par une littérature. Ils apprennent aujourd’hui l’anglais, et ils l’apprennent comme un espéranto qui a réussi ». Se dessine donc, en creux, le refus d’une modernité technique, globalisante, donc les veines ne sont plus irriguées par le sang des lettres.
Noeuds de vie et chemins de traverse
Il déclare aussi : «En littérature, je n’ai plus de confrères. Dans l’espace d’un demi-siècle, les us et coutumes neufs de la corporation m’ont laissé en arrière un à un au fil des années. J’ignore non seulement le CD-Rom et le traitement de texte, mais même la machine à écrire, le livre de poche, et, d’une façon générale, les voies et moyens de promotion modernes qui font prospérer les ouvrages de belles-lettres. Je prends rang, professionnellement, parmi les survivances folkloriques appréciées qu’on signale aux étrangers, auprès du pain Poilâne, et des jambons fumés chez l’habitant.» Gracq refusait le marché du livre tel qu’il se dessinait dans la deuxième moitié du XXe siècle (le format du livre, la promotion, la massification de la vente). Il assumait sa désuétude. Il est d’ailleurs dommage que les éditions José Corti n’aient pas respecté son choix de ne faire paraître ses livres que sous forme non-massicotée. Gracq réclamait un rôle actif du lecteur, jusqu’à devoir couper lui-même les pages d’une oeuvre pour aller au contact du texte. Le livre ne devait pas être un bien de consommation. Là est peut-être un indice du Gracq « classique ».
La littérature française aurait subi un déclassement, comme le pays aurait été ravalé au rang de puissance secondaire après 1945. Il l’explique : « Moins l’écho, d’année en année, lui renvoyait de volume sonore, plus elle se sentait poussée à hausser la voix, et le style de casseurs d’assiettes, par lequel se sont fait remarquer ses ‘mouvements’ successifs, a figuré aussi le tir de barrage arrogant à l’abri duquel s’opérait une retraite devenue inéluctable », avant d’ajouter : « Aucun faux-semblant de ce genre ne pouvait camoufler, dans un domaine voisin, le désastre de notre peinture, aussi s’est-il inscrit sans fanfare, trivialement, mais éloquemment, dans le seul déplacement du marché pictural en direction de l’outre-Atlantique ».
Gracq classique ? Sans aucun doute. Mais un classique dans l’ethos littéraire, dans la praxis de son métier d’écrivain. Dans la manière où il se situe. Si la modernité ne repose que sur la simplification et le commerce de biens de consommation, Gracq préfère s’en détourner. Il nous laisse un héritage littéraire incommensurable, ainsi qu’un legs intellectuel : il est possible de rester vivant en refusant le monde tel qu’il devient. C’est la plus belle des rebellions.