(vidéo sur Jacques Villon https://youtu.be/rk1Xklrtodc )
La semaine sainte qui précède Pâques constitue un moment liturgique important pour les Chrétiens. Et parmi les jours les plus marquants, il y a notamment le Vendredi Saint qui commémore le supplice de la croix. Or, Jacques Villon a traité ce thème de la crucifixion du Christ de manière très prégnante dans les vitraux de la cathédrale Saint-Étienne de Metz en 1957.
C’est pourquoi dans le but de commenter et d’expliquer le travail de l’artiste, de nombreux passages et extraits de mon livre paru récemment aux Éditons des Paraiges « Les vitraux de Jacques Villon, cathédrale Saint-Étienne de Metz », seront utilisés. (http://editions-des-paraiges.eu/magasin/page45.html)
Pour parler de la crucifixion, Jacques Villon s’inspire principalement de l’évangile de Jean. D’où la présence dans le vitrail axial de la lance qui va percer le côté de Jésus. Jean est le seul à rappeler ce fait.
L’événement n’est pas anodin aux yeux d’un peintre mathématique comme le fut Jacques Villon.
En effet il va utiliser cette lance comme un axe « déictique » c’est-à-dire un axe qui sert à démontrer quelque chose.
Celui-ci met en évidence la perspective de la lance que porte le soldat romain qui traverse le Christ mais également, nous-mêmes, les spectateurs !
Cela confirme ce que disait déjà Rosalind Krauss sur la perspective d’une autre crucifixion réalisée par un certain Piero della Francesca :
« (elle) est construite sur un vecteur qui relie le point de vue au point de fuite ; un vecteur qui renvoie donc au spectateur et qui, ce faisant, le désigne comme étant « vous » ». (R.K., « La matrice de LeWitt » dans Sol LeWitt, ouvrage du Centre Pompidou Metz, 2012, p.56)
Cette lance est donc devenue le vecteur qui traverse toute la baie vitrée de manière diagonale.
Elle transperce le Christ par le haut et également le spectateur par le bas (point de fuite). Ainsi ce vecteur permet la liaison avec le divin par l’intermédiaire du Christ transpercé.
L’axe « déictique » qui a été révélé par ce peintre va conduire à des significations nombreuses et multiples.
Tout d’abord cet axe nous isole, prend à part chacun d’entre nous, comme un « maintenant » et sur un lieu précis comme un « ici ». Et donc selon une interprétation de type structuraliste, ce récit débouche sur une parole en tant qu’événement vécu en direct.
Et mieux encore, les dimensions du temps et de l’espace vont s’estomper pour nous introduire dans un ailleurs indéfinissable, celui de la transcendance !
Cela conduit en plus à une révélation de nature théologique. Ce Dieu devient accessible par le chemin qui passe par l’intériorité de la personne mais aussi dans sa propre chair. Un Dieu personnel qui se donne charnellement, cela nous change des conceptions véhiculées par les mythes anciens !
Mais d’autres découvertes sont encore possibles en décryptant plus profondément l’œuvre réalisée par le frère aîné des Duchamp.
Ainsi Rosalind Krauss, critique d’art, déjà précitée nous aide à voir dans la croix une chaine syntagmatique, elle dit notamment :
« L’histoire de la croix suppose une chaîne syntagmatique – de même que, dans le cours de son histoire, elle subit avant la Passion sa quadruple transformation d’arbre de la connaissance en branche d’arbre, puis en poutre, ensuite en pont, pour finalement se transformer en croix de crucifixion – préfigure déjà le sens que va prendre la croix elle-même, investie de valeurs paradigmatiques qui la portent à des niveaux de signification cosmologiques et allégoriques.
Car saint Augustin explique bien que les axes de la croix définissent les quatre dimensions du monde, et parce que ces dimensions sont déterminées par la Passion. » (R.K. op.cit pp 57-58)
Dans les verrières réalisées par Jacques Villon on retrouve aussi cette chaîne syntagmatique de la croix et les différentes transformations du bois : le bois du bâton porté par les juifs lors de la sortie d’Egypte (baie n°1), le bois de la table du dernier repas – la Cène – (baie n°2), le bois de la croix (baie n°3) et le bois utilisé par Moïse pour frapper le rocher du mont Horeb (baie n°5).
Villon a savamment orchestré toutes ces différentes transformations ou utilisations du bois pour nous amener à ce bois ultime qui est la croix, à la fois objet de torture et de salut.
Le génie de cet artiste est d’avoir réussi à coordonner tout cela par la réunion de tous ces croisements et de tous ces axes comme à la manière d’un Piero della Francesca pour ses fresques d’Arezzo :
« Le présent et le passé, la séquence et le symbole, l’objet dans l’espace et la position du spectateur par rapport à cet objet. » (R.K., op, p.59)
Et pour terminer Rosalind Krauss constate que dans ce type de création tout se croise :
« L’axe de l’histoire (qui définit le passé) croise l’axe de la foi (situé dans le présent), et l’axe de l’objet croise celui du sujet. » (R.K., op, p.59)
Par ailleurs l’artiste restitue parfaitement l’agonie du Christ par différentes techniques qu’il applique à son œuvre (voir ci-dessous détail du Christ sur la croix).
Découpes et hachures sont fort nombreuses et multiples comme pour attester de la réalité des lésions traumatiques et des plaies qui furent infligées au corps du supplicié.
Villon réalise ce vitrail comme s’il gravait lui-même le verre avec des tailles profondes pour mieux signifier encore la profondeur des plaies.
De plus, le quadrillage dense et serré de lignes épaisses réalisé grâce à la grisaille crée une impression étouffante.
L’ossature architecturale qui est réellement très chargée laisse peu de place à une réelle respiration. Villon restitue parfaitement l’agonie grâce à cette impression d’étouffement.
Enfin au-dessus de la Croix, Villon semble s’abandonner à une vision radieuse du monde futur (voir ci-dessous).
Dans cette partie supérieure de la verrière, on a comme l’impression que l’artiste crée une architecture urbaine. Les verts alternent avec les blancs comme pour distinguer les espaces naturels des immeubles eux-mêmes. Et, pour renforcer encore cette architecture urbaine, l’artiste tisse un réseau dense voire de type arachnéen.
Pour Villon, la nature est devenue un théâtre, le sien – ordre et désordre se côtoient et tout chante et bouge comme un miroir brisé qui se décompose en parcelles éblouies.
En réalité, chez ce peintre, il n’y a jamais un vrai désordre car c’est toujours la lumière qui assure l’harmonie et organise l’espace.
Le plus surprenant c’est cette construction radieuse qui se situe juste au-dessus de la croix du crucifié comme pour signifier que sa mort allait paradoxalement inaugurer des espaces et des horizons nouveaux.
Christian Schmitt