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Indéboulonnable des librairies de gares de France et de Navarre, la collection des San-Antonio, composée par Frédéric Dard, n’en est pas moins une œuvre littéraire majeure, qui constitue une certaine mémoire de notre identité nationale.

Les insuccès des adaptations en BD puis l’échec relatif du dernier San-Antonio au cinéma avec Gérard Lanvin et Depardieu expliquent le génie de cette série romanesque protéiforme et insaisissable. Frédéric Dard, lorsqu’on lui demandait de parler façon San-Antonio, répondait toujours, gêné : « San-Antonio ne se parle pas, il s’écrit » ; et c’est bien ce qui caractérise ses livres : après tout, l’histoire compte finalement peu, et c’est bien pour ce langage unique, rare, fleuri, imagé, que nous lisons les aventures du célèbre commissaire. Qui ne peut s’empêcher de rire en voyant un exemplaire de La Pute enchantée sur un étalage ?

Le commissaire San-Antonio, grand archiviste du XXème siècle

Comme toutes les oeuvres majeures, les San-Antonio sont saturés de références littéraires. « San-A », Bérurier, Pinuche et Jérémy Blanc peuvent ainsi être lus comme les mousquetaires de la Grande Rousse, dont les aventures sont avant tout un prétexte, comme chez Dumas, de creuser la psychologie des personnages tout en narrant une relation humaine dans ce qu’elle a de plus sain et noble : l’amitié, le courage, le rire, la fidélité. Même si le narrateur ne cesse de répéter avant chaque description « Ah, si j’avais été écrivain, je t’aurais raconté ça autrement », il faut se résoudre à l’évidence : Frédéric Dard a inventé une langue, ou plutôt, a puisé chez Rabelais et dans les tirades des laquais de Molière des mots qu’il a savamment remodelés et mis dans la bouche de ses inimitables compagnons.

San-Antonio incarne cette élégance qui roule en DS, sait parler argot et parler aux femmes

Les premiers épisodes, Réglez-lui son compte, Laissez tomber la fille, Les Filles ont la peau tendre, nous plongent dans la Seconde guerre mondiale, et San-Antonio nous est présenté comme un résistant héroïque – parfois cruel – traquant le « vert-de-gris » pour leur faire « avaler leurs extraits d’actes de naissance ». Le style n’est pas le même que celui des années 70 ou 90, mais nous sommes d’emblée immergés dans une « France d’avant », avec ses auberges, ses anciennes voitures, ses nappes à carreaux, ses vins, ses hypocrisies ; puis, au fil des livres, nous traversons le septennat de Giscard d’Estaing, puis les deux de Mitterrand, jusqu’aux années 2000.

C’est bien entendu avec la rencontre de Bérurier – personnage obèse, goinfre et aviné – dans Ménage tes méninges, que la langue employée se fait plus gauloise, grivoise, « France d’en bas ». San-Antonio incarne cette élégance qui roule en DS, sait parler argot et parler aux femmes ; ami d’un président Mitterrand plus sphinx que jamais, il traverse les décennies avec sa bande de joyeux lurons sans se départir de sa faconde ni de son émotion. S’il peut être lu comme un « grand archiviste » du XXème siècle, c’est parce qu’à travers ses aventures (175 !) nous saisissons tous ces objets, ces mots, ces visages, ces présidents, bref, cette atmosphère qui n’est plus et qui se met à revivre sous nos yeux.

Frédéric Dard demeure immortel

Puisque les San-Antonio sont de la littérature, et de la grande littérature, c’est donc une affaire de langage. Par-delà la centaine de descriptions que nous pourrions citer, ce qui est le plus remarquable, c’est l’éructation permanente de Bérurier, derrière lequel nous voyons tant les géants Gargantua et Pantagruel que Porthos ou Obélix. Bérurier est ce personnage qui traverse les années avec le même imperméable taché, sa sempiternelle voiture rafistolée et son éternelle bouteille de picrate dans la poche. Ce gigantisme, symbolisé par l’énormité de ses parties génitales, c’est celui de la France et d’un certain mode de vie : il ne se démode pas. Il incarne jusque dans ses traits bovins son village natal de Normandie, il est le Sancho provincial du commissaire au crochet du droit inégalable.

Parce que la France de San-Antonio, c’est une France dans laquelle les hommes roulent vite en voiture, fument et boivent des litres sans se soucier de rentrer à l’heure.

Ses déclarations, parfois sur plusieurs pages, ses approximations, ses interjections peuvent être lues comme une résistance au temps qui passe. Frédéric Dard, antimoderne ? Nous n’irons pas jusqu’à l’affirmer, mais nous pouvons simplement nous borner à constater sa nostalgie, sinon sa tristesse, d’une France qui s’en va et qu’il s’ingénie à maintenir présente.

Parce que la France de San-Antonio, c’est une France dans laquelle les hommes roulent vite en voiture, fument et boivent des litres sans se soucier de rentrer à l’heure. C’est une France dans laquelle les femmes se font belles pour les hommes et qui se donnent à eux avec tendresse, une France libre des associations antiracistes et féministes qui ne portent pas plainte au moindre jeu de mots, au moindre égarement parce que c’est une France encore imprégnée de Rabelais qui sait rire bruyamment de tout.

Pour reprendre les catégories de Roland Barthes dans Le Plaisir du texte, il y a chez San-Antonio le texte de plaisir (celui qui se lit avec délectation mais qui ne surprend pas), et le texte de jouissance (qui fait vaciller, étonne, déroute) et c’est grâce à ce style singulier qu’il nous immerge dans une contrée qui nous semble à présent imaginaire.

Julien de Rubempré

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Julien Leclercq

Fondateur du Nouveau Cénacle et auteur de "Catholique débutant" paru aux éditions Tallandier.

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