Après Les Armes et les mots (2012), L’au-delà de tout (2017), la collection Bouquins fait paraître L’Absolue simplicité, un volume qui rassemble les textes emblématiques de Lucien Jerphagnon (1921-2011). Une lecture aussi apaisante qu’enrichissante qui mène sur les sentiers d’une ataraxie que l’ancien élève de Vladimir Jankélévitch a tutoyé tout au long de sa vie.
Pour paraphraser Plotin, philosophe qu’il admirait, nous pouvons dire que Lucien Jerphagnon était « Un ». Tout à la fois historien, philosophe (ou historien de la philosophie comme il préférait se définir), professeur et écrivain, ses multiples facettes procédaient toutes d’un principe premier, comme un au-delà de son être : la joie de transmettre. Qu’il évoque le nihilisme camusien, l’existentialisme chrétien, la philosophie de Vladimir Jankélévitch ou qu’il réhabilite Julien dit L’Apostat, Jerphagnon fait transparaître jusqu’à son grain de voix à travers ses textes pour partager son érudition et son infinie sagesse.
« Les paroles de Lucien Jerphagnon ne souffrent pas de la pesanteur morale qui ankylosait les ouvrages de ses collègues. »
Mai 68 a d’ailleurs traversé sa vie et sa carrière de professeur : s’il s’est montré plutôt critique à l’égard du mouvement de contestation, au risque de susciter quelques inimitiés, il est devenu une sorte de synthèse entre l’avant et l’après 68. Avant car il a assumé son statut de maître comme une charge sacerdotale, conscient d’incarner un chaînon décisif dans la vie de milliers d’étudiants qu’il considérait comme ses disciples. Après, car pour effectuer la jonction entre les Anciens et le monde moderne, il s’est débarrassé des oripeaux qui engonçaient le corps universitaire d’avant 1968. Les mots de Lucien Jerphagnon ne souffrent pas de la pesanteur morale qui ankylosait les ouvrages de ses collègues.
Lucien Jerphagnon, le discours d’une méthode
Selon le mot fameux de Paul Veyne, son style était « démocratique ». Jamais simpliste mais toujours profondément léger. Croyant non-dogmatique. Penseur non-schématique. Accessible sans jamais verser dans la caricature. Lucien Jerphagnon a démontré qu’il était possible d’être un grand professeur de philosophie sans jargonner. Au sortir des années 60, après le structuralisme triomphant et l’essor de la linguistique et autre sémiologie, cela relève même de l’exploit ! Tel Socrate se jouant des sophistes, le funambule Jerphagnon passait d’Homère à Jean-Paul Sartre en jonglant avec les concepts et les théories en gardant son équilibre intact.
« Plotin, encore. Pour saisir l’Un dans son ensemble, il faut appréhender le texte comme une totalité. »
La préface de Michel Onfray (qui fut son élève) est tout à fait remarquable afin de saisir et comprendre le travail de l’artisan dans son atelier. La « méthode Jerphagnon » consiste à lire les œuvres complètes d’un auteur pour le saisir entièrement, parce que le pan d’une bibliographie ne peut expliquer le Tout. Plotin, encore. Pour saisir l’Un dans son ensemble, il faut appréhender le texte comme une totalité. Lors de ses premiers cours, il insiste également sur la nécessité d’annoter les ouvrages, de préparer consciencieusement les fiches, comme l’orpailleur passe l’eau de la rivière au tamis pour découvrir quelques grammes d’or. Il insiste aussi sur la nécessité de soigner son espace de travail, de ranger son bureau, de prendre soin du matériel pour que l’idée jaillisse toujours plus claire, toujours plus précise et lumineuse.
Les différents volumes qui composent l’ouvrage donnent à lire une méta-philosophie, autrement dit un discours réflexif d’un philosophe sur sa discipline. C’est bien le signe que Lucien Jerphagnon avançait à tâtons, toujours muni d’un bâton de marche afin de vérifier si le chemin était viable avant de l’emprunter. L’érudition, seule, ne fait pas tout. En reposant le livre, nous ne sommes ni transfigurés, ni éprouvés, ni vraiment transformés. Nous avons simplement envie de relire tout saint Augustin, tout Marc-Aurèle et tout Jankélévitch, crayon en main. C’est le plus bel héritage que Lucien Jerphagnon a laissé à la postérité.
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* Lucien Jerphagnon, L’Absolue simplicité, Robert Laffont, collections Bouquins, 1248 pages, préface de Michel Onfray, prologue d’Ariane Jerphagnon.
** Qu’il nous soit permis de remercier Ariane Jerphagnon, la fille du grand professeur, pour son amitié et sa bienveillance. Elle continue de faire vivre la mémoire de son père sur le site https://www.lucienjerphagnon.com/