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Tout a été dit sur l’auteur de théâtre le plus important de notre histoire littéraire. Tout et n’importe quoi. L’un des plus éminents universitaires français sur la littérature du Grand Siècle clôt les discussions et fait table rase des légendes en écrivant la meilleure biographie possible de Molière.

Georges Forestier fait rêver les étudiants de la Sorbonne depuis de nombreuses années. Sa maîtrise du théâtre classique, exprimée avec un accent chantant fait de lui une référence pour qui chercherait à en savoir plus. Son blouson de cuir au col relevé aussi.  Gallimard complète sa prestigieuse collection biographique avec ce gigantesque travail sur Molière. Après avoir travaillé sur Jean Racine en 2006, et fort de l’édition qu’il a réalisée des oeuvres complètes à la Pléiade avec son collègue Claude Bourqui,  Georges Forestier s’attaque donc à la vie du héros comique français et propose un texte complet où le travail de toute une vie d’universitaire est réuni  pour le plus grand plaisir des lecteurs.

Dès « l’Avant-Propos », l’auteur nous livre le problème inhérent à tout projet biographique : où sont les sources, ou plutôt, quelles sont les sources que l’on va pouvoir utiliser pour entrer au plus près de l’atelier du créateur ? À peine trente après sa mort, Jean Grimarest publia la première Vie de Molière. Celle-ci, nous dit Forestier « est devenue partie intégrante, depuis trois siècles, de la vie de Molière ».  Or, dès sa parution au début du XVIIIe siècle, les approximations et les mensonges que s’est permis Grimarest furent pointés du doigt.  De plus, l’auteur nous apprend aussi qu’à la différence de Racine, aucun document personnel direct ne subsiste pour comprendre la vie du grand dramaturge comique.   Ainsi l’objectif de Forestier est clair : toiletter les légendes qui gravitent autour de Molière pour ne garder que la substantifique moelle.  L’auteur cherche d’abord à répondre à la question de  l’origine du goût pour le théâtre chez Jean- Baptiste Poquelin. Le grand-père maternel comme transmetteur semble être une option communément admise mais rien n’est moins sûr. « Rien ne vient corroborer cette invention si ce n’est l’intention d’opposer d’un côté un père strict, bourgeois (…) et un grand-père maternel débonnaire et libéral » (p. 25). Plus encore qu’une responsabilité à trouver ici où là, Georges Forestier émet l’hypothèse toute simple et plus vraisemblable, d’une famille riche, marchands du quartier des Halles, qui fréquentaient  comme tout le voisinage le parterre des salles parisiennes et qui comme beaucoup de gens fut tout simplement happée par l’ampleur des polémiques dramatiques de l’époque.   

1644, est l’année de la première apparition de  ce patronyme  et l’année des premiers grands succès pour la troupe de l’Illustre Théâtre.

Dans un chapitre intitulé « Et Poquelin devint Molière » l’universitaire présente  ensuite les possibles sens de ce patronyme choisi par le dramaturge. Là encore c’est la maîtrise de l’histoire du théâtre classique qui nous offre la réponse à ce mystère.  Au milieu du XVIIe siècle, les salles de théâtre parisiennes ne sont pas nombreuses. Encore moins en province. Les comédiens ont donc l’habitude de « se choisir des “noms de guerre” ». Contraints de jouer en province ils deviennent des « comédiens de campagnes » dont « beaucoup eurent l’idée de se forger des patronymes champêtres, (…) à la manière d’une appellation nobiliaire. » (p. 60) Jean Baptiste Poquelin, Sieur de Molière serait de ceux-là. Forestier pousse encore plus loin l’analyse en creusant du côté de l’étymologie du nom « Molière ».  Ainsi, 1644 est l’année de la première apparition de  ce patronyme  et l’année des premiers grands succès pour la troupe de l’Illustre Théâtre. Poquelin a 22 ans et c’est le début d’une riche carrière de théâtre décrite en détail dans cet ouvrage. Chaque pièce y est analysée dans sa genèse, dans sa génétique et dans ses liens avec les autres pour nous permettre de comprendre ce qui a permis à ces oeuvres de devenirs les monuments que nous connaissons aujourd’hui. 

L’oeuvre d’un grand satiriste

Si l’ouvrage de Georges Forestier permet de rappeler une chose c’est  que Molière fut un grand satiriste. Les chapitres consacrés à l’une de ses plus grandes oeuvres, le Tartuffe,  nous rappellent à quel point le dramaturge dut jouer habilement des coudes afin d’obtenir les privilèges et autres accords royaux permettant la représentation des pièces au grand public. Le Tartuffe traversa trois réécriture successives en l’espace de plusieurs années car Louis XIV avait su « par ses défenses de représenter [ Tartuffe] » (p.267),  montrer qu’il était le digne « Fils ainé » de l’Eglise. Nous sommes en 1664 et Molière n’a pas l’autorisation de représenter sa première version de la pièce. Il faut attendre le 5 février 1669 pour que, par le simple bouche-à-oreille, la première de Tartuffe ou l’Imposteur reçoive le succès escompté.  Grâce au soutien de Louis XIV, l’auteur a  su entretenir son succès tout en gardant ses cibles privilégiées. 

La France n’est pas Paris et notre pays a conservé cette particularité depuis le Grand Siècle. C’est durant un « exil doré » de douze ans en province que la troupe va littéralement se faire la main.

Avant de devenir ce glorieux homme de théâtre, Molière et sa troupe ont essayé dans les années 1640 de prendre d’assaut la capitale, dès le lancement de la troupe de l’Illustre Théâtre. Vaine tentative. La France n’est pas Paris et notre pays a conservé cette particularité depuis le Grand Siècle. C’est durant un « exil doré » de douze ans en province que la troupe va littéralement se faire la main. « Ni le roman comique de Scarron, (…) ni encore moins Le Capitaine Fracasse (…) ne permettent de se représenter, la vie que connurent Molière et ses amis durant cette période. Seules les élites provinciales des châteaux, demeures et grandes villes étaient attirées par le théâtre en langue française » (p. 72).  Ainsi, Georges Forestier nous montre que ce qui permit à Molière de devenir celui que l’on sait, se cache aussi dans la connaissance et dans l’expérience qu’il pouvait avoir des différentes élites que pouvaient compter les provinces de France. Une leçon pour les apprentis comédiens qui veulent avant tout « monter à Paris ». 

Enfin, il s’agit de relier le génie de Molière avec son enseignement au XXIe siècle. La lecture du Bourgeois Gentilhomme ou du Tartuffe par des collégiens normaux est devenue presque impossible sans le passage par la représentation. En effet, la langue utilisée dans ces pièces a besoin d’une véritable traduction pour un bon nombre d’élèves de France, sans doute une majorité. Le goût du théâtre ne s’est jamais transmis par l’unique lecture mais bien par la pratique de cet art millénaire, par l’expérience de spectateur. Forestier n’a de cesse de rappeler que Molière ne fut pas qu’un créateur, mais aussi un comédien génial.  Ce grand dramaturge est sans doute victime d’une erreur de jugement, à cause de décennies de mauvais enseignement : Molière n’est pas qu’un auteur léger. Il a su aussi bien avec Dom Juan, le Tartuffe ou la Misanthrope  créer des personnages profonds, complexes et authentiquement humains.

En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens, et bien écrites. Mais ce n’est pas assez dans les autres ; il y faut plaisanter ; et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens. 


Scène 6, La Critique de l’École des Femmes, 1663

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Christophe Berurier

Christophe Berurier est professeur. Il aime les mots et le vélo.

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