Partagez sur "Salluste et les derniers instants de la République romaine"
Les éditions Allia ont fait paraître il y a quelques mois, dans la paisible tiédeur d’une fin d’été, une nouvelle traduction de La Guerre de Jugurtha écrite par Salluste peu de temps après l’assassinat politique de César. L’excellent travail philologique mené par Nicolas Ghiglion nous permet de nous faire une idée assez juste de cette fin de règne républicain et nous fait entrer de plain-pied dans un monde en proie à la désolation, à la corruption et aux assassinats.
Les souvenirs que je conserve de La Guerre de Jugurtha sont surtout liés à un traumatisme scolaire, puisque, n’ayant alors aucune idée claire sur cette guerre que mena la République romaine aux confins de son empire, je devais affronter, sur le terrain miné de la version latine, la langue sèche et concise de l’auteur Salluste, qui, pour les latinistes hésitants, est aussi périlleuse à traduire que l’historien Thucydide pour les hellénistes confirmés. Nicolas Ghiglion, dans cette nouvelle traduction publiée aux éditions Allia, relève avec intelligence le défi de traduire une œuvre complexe tant par sa langue que par le sujet qu’elle traite. Les quelques pages d’introduction placées au seuil du livre sont parfaitement éclairantes et nous permettent de saisir pleinement l’importance que revêt ce texte pour la compréhension du monde romain antique.
« Salluste nous entraîne au cœur d’un conflit qui, quoique se déroulant à des centaines de kilomètres du centre du pouvoir romain, aura des conséquences irréversibles pour la République ».
S’agit-il pour autant d’une énième traduction de La Guerre de Jugurtha ? On peut faire confiance au fondateur et directeur des éditions Allia, Gérard Berreby, pour ne pas se hasarder à publier une traduction d’un texte latin sans autre objectif que de concurrencer les Belles Lettres. Il s’agit plutôt de redonner à ce texte antique la place qui lui revient non seulement dans la littérature dite ancienne, mais aussi dans notre littérature contemporaine. Je me suis plongé dans ce texte comme on se plonge dans un roman d’aventures. Salluste nous entraîne au cœur d’un conflit qui, quoique se déroulant à des centaines de kilomètres du centre du pouvoir romain, aura des conséquences irréversibles pour la République.
Salluste et la société romaine
L’intrigue est assez simple : un roi d’Afrique du Nord (la région de Numidie) décide de se révolter contre le pouvoir romain qui, ne pouvant accepter cela, tente d’éteindre coûte que coûte la sédition. Jusque-là, rien de compliqué. Jugurtha est le petit-fils d’un grand roi numide, Massinissa avec lequel les Romains avaient conclu un traité de paix qui assurait une forme de stabilité dans la province d’Afrique. Il fut adopté et élevé par son oncle, après la mort de son père, l’aîné des fils de Massinissa. Très rapidement il se distingue de ses deux cousins, Adherbal et Hiempsal, par sa témérité et sa volonté de fer. Massinissa, sentant le pouvoir lui échapper, tente de se débarrasser de ce jeune homme qui commence à faire de l’ombre à ses deux fils naturels. Malheureusement la virtus – c’est-à-dire le courage et la valeur – de Jugurtha lors de la guerre de Numance conduit l’Etat romain à en faire son favori. Il est trop tard. Jugurtha a pris conscience du pouvoir qu’il a désormais et si son orgueil le conduit dans un premier temps à se débarrasser de ses ennemis intérieurs, il ne tardera pas à se retourner contre le Sénat et le peuple romain. Rome, sans le vouloir, a offert à Jugurtha les armes par lesquelles ce dernier tentera de la détruire. Salluste ne nous signale-t-il pas d’ailleurs que le jeune chef numide a appris le latin lors de la guerre de Numance !
« L’historien dresse inlassablement la liste de ceux qui préfèrent « prostituer la République » plutôt que de la défendre à tout prix ».
Le portrait que Salluste dresse de la société romaine à une époque où la République vit ses derniers instants constitue un véritable avertissement pour les siècles à venir. C’est la lutte de la cupidité contre la morale, de la lâcheté contre la virtus. Les passions se déchaînent et, au milieu du fracas des armes, au milieu des invectives, certains hommes se dressent pour dénoncer les maux qui ravagent la République tandis que d’autres s’activent dans l’ombre pour l’enterrer, en amassant au passage quelques richesses. On ne s’étonnera pas que la cupidité soit l’apanage quasiment exclusif de la noblesse romaine, et que la virtus soit un des signes distinctifs de la plèbe – Salluste est plébéien ! – et de ceux qui la composent. L’historien dresse inlassablement la liste de ceux qui préfèrent « prostituer la République » plutôt que de la défendre à tout prix. C’est d’abord le consul Lucius Calpurnius Bestia qui vend l’Afrique à Jugurtha pour quelques poignées d’or. L’armée et les plus hauts gradés n’échappent pas à la corruption et au déshonneur, à l’image du général Aulus qui, se trouvant en difficulté et acculé par Jugurtha, préfèrera accepter des conditions de repli infamantes plutôt que de mourir au combat. O tempora, o mores ! Il est loin le temps des Mucius Scaevola !
Noblesse et plèbe
« Je ne viens pas vous exhorter à prendre les armes contre l’injustice, comme l’ont souvent fait vos ancêtres. Il n’est pas besoin de violence, pas besoin de sécession : vos ennemis, par leur conduite, ont rendu leur ruine inévitable. »
Certains nobles sont pourtant prêts à aller à l’encontre de leur caste en prenant la défense de la République et en soutenant la plèbe. La séparation entre la plèbe et la noblesse n’est pas aussi nette que Salluste voudrait nous le faire croire. Ainsi, alors que Caïus Baebius, pourtant issu de la plèbe, est prêt à vendre son âme et son honneur à Jugurtha, c’est Caïus Memmius, noble romain et premier lanceur d’alerte de l’histoire, qui prend la parole devant le peuple afin de l’exhorter à agir contre Jugurtha. On notera d’ailleurs l’étonnante modernité de ce discours que Salluste reproduit intégralement dans son ouvrage. Il nous semblerait presqu’entendre Etienne de La Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, seize siècles plus tard : « Je ne viens pas vous exhorter à prendre les armes contre l’injustice, comme l’ont souvent fait vos ancêtres. Il n’est pas besoin de violence, pas besoin de sécession : vos ennemis, par leur conduite, ont rendu leur ruine inévitable. » De la même manière, le proconsul Metellus, envoyé en Afrique pour remettre de l’ordre et découvrant une armée en proie aux turpitudes, fait montre d’une grande valeur. Salluste, malgré les origines nobles de ce personnage, se voit dans l’obligation de faire son éloge. Cependant ce dernier, malgré toutes ses qualités, ne pourra pas être sauvé. Chassez le naturel, il revient au galop ! La perfidie naturelle de Metellus, propre à tous les nobles, réapparaît lorsqu’un certain Marius, homo novus, sans origine patricienne mais plein d’une bonne volonté toute plébéienne, fait son apparition en terre africaine pour venir prêter main forte aux légions romaines. On dirait presque du Zola avant l’heure ! Son ascendance et son hérédité patriciennes le condamnent.
Il est difficile, à la lecture de Salluste, de ne pas être frappé par les ressemblances avec notre propre histoire. Et on en vient à croire, à l’instar de Bossuet, que les civilisations déclinent périodiquement et que ce que Salluste nous raconte ici n’est qu’un exemple parmi d’autres, dans une vision cyclique de l’histoire, du déclin des civilisations à travers les siècles. Ce n’est donc pas étonnant qu’on retrouve certaines idées de Salluste dans des textes modernes. Que penser, par exemple, de cette théorie énoncée au paragraphe XLI, selon laquelle la guerre serait un moyen généreux de maintenir la vertu, tandis que la paix n’apporterait que faiblesse et mollesse, que l’on retrouve quasiment mot pour mot dans le petit traité politique d’Emmanuel Kant intitulé Projet de paix perpétuel ?
Salluste, à la manière d’un guide qui nous mènerait à travers les ruines d’une grande civilisation disparue en nous racontant ce qu’elle fut du temps où elle était florissante, nous parle de notre histoire. Il est temps d’écouter la voix des Anciens.