Partagez sur "Schopenhauer : métaphysique de l’expérience pour une conscience meilleure"
Arthur Schopenhauer (1788 – 1860) est souvent réduit au pessimisme, voire au fatalisme, et sa réputation de vieil homme caractériel et désagréable ne plaide pas en sa faveur. L’essai que lui consacre Ugo Batini aux éditions du Cerf permet d’éclairer la pensée et la vie du philosophe allemand.
En la préface de son chef d’oeuvre Le Monde comme volonté et comme représentation, Schopenhauer considère que « La vérité n’est pas une fille qui saute au cou de qui ne la désire pas, c’est plutôt une fière beauté, à qui l’on peut tout sacrifier, sans être assuré pour cela de la moindre faveur ». Au fil des pages, il s’affirme comme un « généalogiste », ainsi que l’explique Clément Rosset dans son Schopenhauer, philosophe de l’absurde (PUF), un chercheur de la vérité dont la démarche inspirera Nietzsche et plus tard Heidegger pour sa tentative de définition de l’être en tant qu’être, ou Michel Foucault et L’Archéologie du savoir.
La question de la finalité est au coeur de la pensée schopenhauerienne : la recherche permanente de la causalité puis de la finalité peut aboutir à une spirale de l’ennui face à laquelle la conscience agissante ne peut que constater son impuissance et par là-même, le non-sens du monde.
Il élabore néanmoins deux grands schèmes centraux que sont le monde de la volonté et celui de la représentation. Difficile de résumer un millier de pages d’une telle hauteur intellectuelle en quelques lignes, il convient simplement d’en tracer les lignes majeures afin d’en discerner les enjeux décisifs.Le monde de la représentation serait donc celui de l’individualité : je pense être un sujet autonome, je pense pouvoir expliquer le monde par la raison et la science ; tandis que le monde de la volonté serait celui de l’universel, de la répétition. Cela renvoie autant aux forces inconscientes qui structurent l’humanité comme aux mystères de la Nature qui sans cesse se renouvelle. Influencé par les philosophies védiques et bouddhistes, Schopenhauer ne considère donc pas la mort comme une tragédie, elle devient un moyen d’échapper à l’égo (le monde de la représentation) : c’est « l’occasion de n’être plus moi ».
L’expérience et l’intuition du monde
Appréhender la philosophie allemande relève toujours de la gageure. Sans verser dans la vulgarisation, Ugo Batini parvient à relever un double défi au cours de son remarquable essai : résumer une existence aussi riche que celle de Schopenhauer en plaçant la focale sur les points les plus saillants, et tout en condensant l’essence d’une pensée aussi vaste sans jargon ni pédantisme. Les pages sur le rapport entre Goethe et le philosophe est ainsi remarquable, on y apprend notamment que le Traité des couleurs du premier a fortement influencé le second qui, tout imprégné de kantisme qu’il était, découvre l’expérience individuelle – phénoménologique – pour disséquer le monde.
Batini indique également que, selon Schopenhauer : « Loin d’être un obstacle à la connaissance métaphysique, le corps se révèle être in fine la condition de sa possibilité ». Le corps devient un moyen individuel de nous représenter le monde et parvenir à en trouver l’essence, c’est un point d’appui primordial mais non une fin en soi. Notre monde intérieur est encore plus obscur et la recherche « empirico-physiologique » ouvre sur un espace encore plus inconnu. Ugo Batini démontre finalement que l’Art serait chez Schopenhauer la voie privilégiée du métaphysicien car « En devenant ‘la contemplation des choses indépendantes du principe de raison’, l’art parachève l’ouverture qu’avait pu constituer aux yeux du jeune Schopenhauer, la conscience meilleure, et s’impose en tant que ‘mode de connaissance’ comme un cheminement complémentaire à l’expérience intime du corps vers le dévoilement complet de l’essence des phénomènes ».
De l’absurdité au pessimisme, Schopenhauer esquisse donc en filigranes une philosophie libératoire assimilable au bonheur. Cet arrachement salutaire au Moi, il le résume finalement en ces termes : « Dès que nous considérons objectivement les choses du monde (…) la subjectivité disparaît et avec elle la source de toute misère, nous sommes libres et la conscience du monde sensible est devant nous comme quelque chose d’étrange qui ne nous opprime plus (…) Ainsi libérés de la conscience temporelle, nous sommes en présence de la conscience meilleure ».