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Anselm Kiefer est un artiste allemand né en 1945. Il fait partie, comme Georg Baselitz et Gerhard Richter,  de ces peintres allemands de l’après-guerre qui ont eu l’audace de briser le silence sur le passé de leur pays.

C’est pourquoi, Kiefer revient en permanence sur l’histoire, celle-ci l’habite et le féconde.  Ses oeuvres en sont toutes imprégnées. Depuis plus de 20 ans, il a choisi de s’installer en France, à Barjac dans le Gard mais aussi à Paris et Croissy.

Son obsession de la ruine

Il s’inspire beaucoup de l’époque de la Renaissance où sont évoquées les ruines de la Rome antique. Cela correspond à ce qu’il vit dans son pays de l’après-guerre, qui était également à l’état de ruine.

On note dans certaines de ses oeuvres un retour à l’informe, comme ce tableau de 1998-2009: Für Ingeborg Bachmann: De Sand aus den Urnen (Pour Ingeborg Bachmann: Le sable des Urnes) (voir ci-dessus)

Dans celui-ci, tout semble être réduit à l’état de poudre. L’artiste exécute son oeuvre à partir d’une photographie prise sur les sites dévolus à la fabrication de briques dans le sud de l’Inde.

Les lignes s’estompent au profit de masses informes comme s’il s’agissait d’un retour au chaos originel.

Par sa monochromie, le tableau est très proche de l’abstraction. On est attiré par les alignements serrés et parallèles de petits carrés  ou rectangles qui font penser à l’écriture cunéiforme de Mésopotamie.

Son retour à la nature

En parallèle à son goût presque obsessionnel pour les ruines, l’artiste amorce également un retour appuyé de la nature dans ses thèmes picturaux  en insistant sur ses deux composantes majeures, la forêt et le paysage.

 

  • la forêt

 

Ici, dans son tableau Mann im wald (L’homme dans la forêt) de 1971, il signifie l’importance de la forêt. Elle joue un rôle majeur, lui-même a vécu une grande partie de son enfance en Forêt Noire et son nom de Kiefer signifie aussi le « pin » !

L’histoire allemande, elle-même,  se déroule  sur fond de forêt sombre si l’on songe au célèbre guerrier germanique Arminius (Hermann) qui conduit à la victoire de son peuple sur l’envahisseur romain dans la forêt de Teutobourg en l’an 9 après JC.

Le thème de la forêt révèle également la tradition antique du culte des arbres: la légende nordique d’Yggdrasil qui raconte que l’univers est un arbre à feuilles persistantes ne cessant de croître, l’arbre du jardin d’Eden dans la Bible et aussi l’arbre de vie de la kabbale.

L’artiste traduit tout cela dans son tableau  Homme dans la forêt où les arbres s’élancent du sol vers le haut comme pour affirmer le lien mythique existant entre la terre et les cieux.

Le personnage qui apparaît dans cette toile semble minuscule. Il porte une chemise de nuit pour traduire un paysage onirique avec une figure rappelant Gilgamesh, l’exploit d’un grand homme qui ne voulait pas mourir.

L’artiste va aussi se focaliser sur une partie de la forêt  en jouant notamment  sur le symbole de la branche.

On  retrouve ce motif dans ce tableau avec  une branche enflammée que porte l’individu.

Mais la branche apparaît également dans  son tableau de 1971 intitulé Liegender Mann mit Zweig(Homme étendu avec une branche), l’artiste est fasciné par toutes les histoires dans lesquelles un arbre nait d’une forme humaine.

C’est  aussi le désir fou  de l’homme de renouer avec la nature et de retrouver un certain pouvoir sur elle comme cela est signifié clairement avec  la branche enflammée du premier tableau. Dans celui-ci effectivement, la branche joue le rôle d’une torche  qui investit son titulaire d’un certain pouvoir.

De même le feu joue également  un rôle important  dans la démarche de l’artiste comme un archétype qui l’accompagne  durant toute la phase de construction et de déconstruction de son oeuvre.

  • les paysages

Son retour à la nature résulte aussi de son travail récurrent sur les paysages. Mais il faut insister aussi sur le fait que Kiefer n’est pas un paysagiste, il utilise le paysage comme un élément de base lui permettant d’exprimer un état d’esprit, un débat autour d’un lieu.

Le titre du tableau « Maikäfer fliege. Maikäfer fliege /Der Vater ist in Kriege/ Die Mutter ist in Pommerland/ Pommerland ist abgebrannt » ( Hanneton vole, hanneton vole/ le père est à la guerre/ la mère est en Poméranie/La Poméranie est en cendres) évoque l’occupation de la Poméranie par les troupes soviétiques.

Cet épisode de la guerre est le symbole de la destruction de l’identité allemande.

Le déshonneur de la guerre est rappelé en quelque sorte par sa thématique des terres brûlées noircies et désolées.

Le caractère angoissant est restitué par le vol bourdonnant de ces insectes (les hannetons) qui dépouillent sur leur passage les arbres et les feuilles.

Au premier plan, l’aspect désolant de cette terre, retournée, abandonnée, sans trace de vie alors qu’à l’arrière on distingue des flammes qui continuent cette longue destruction.

La couleur noire qui domine la composition  apporte le désespoir absolu.

Le pouvoir salvateur du peintre

Mais l’artiste reste un poète et croit toujours  à la force de rédemption de l’art. Ainsi dans beaucoup de ses oeuvres réalisées dans les années 1970, l’on peut voir une palette de peintre. Dans l’oeuvre intitulée Resumptio de 1974, cette palette est ailée.

Même si le corps est détruit et enterré comme on peut le voir avec cette tombe, l’artiste reste  toutefois investi d’une mission qui lui permet de dépasser les événements les plus désastreux.

Ainsi la palette ailée devient en quelque sorte l’ange gardien de cette tombe abandonnée et apporte cette lueur d’espoir dans ce travail de deuil de Kiefer.

Même de la cendre apparaît aussi la lumière !

Margarethe, 1981

Le titre de l’oeuvre Margarethe de 1981 rappelle les vers du poème de Celan Todfugue (Fugue de la mort) : « Dein goldenes Haar Margarethe/Deine aschenes  Haar Sulamith wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng » (Margarethe tes cheveux d’or/Tes cheveux cendre Sulamith nous creusons dans le ciel une tombe où l’on n’est pas serré).

Le personnage de Margarethe est un emprunt de Celan à la Marguerite de Faust. Kiefer crée deux tableaux dont l’un est intitulé Margarethe (ci-dessus) et l’autre Sulamith (ci-dessous).

Margarethe contraste avec cette luminosité grandiloquente, comme des langues de feu  léchant le ciel.

L’artiste joue sur une situation de domination et d’opposition entre la geôlière aux cheveux d’or (Margarethe) et sa victime Sulamith, la juive aux cheveux couleur cendre.

Sulamith, 1983

L’artiste traduit picturalement une forte opposition entre les deux personnages à travers  ces deux tableaux: l’un organique et lumineux pour Margarethe et l’autre par une architecture militaire néogothique pour Sulamith.

Kiefer, parlant de ces deux oeuvres qui se complètent,  évoque la dichotomie de la lumière et de la cendre. La cendre représentant l’étape ultime du cycle organique.

Pour l’expliquer, l’artiste s’en réfère à la lumière divine selon les kabbalistes:

« Lorsque des tas de cendres tombent, ils ressemblent à des particules  atomiques qui capturent la lumière. (Pendant la représentation  d’Oedipe à Colone), les cendres se déversaient en continu dans un ruisselet étroit, illuminé en permanence. Il était impossible de dire si les éclairs de lumière s’étaient regroupés  en un mouvement ascensionnel ou s’ils venaient d’au-dessus. C’est le concept de la gnose, à savoir que des éclairs   de lumière sont capturés dans la terre  et doivent être libérés au bout du monde. »[1]  

Ainsi , à travers ces deux oeuvres, l’artiste Anselm Kiefer poursuit inlassablement son travail de mémoire en jouant à la fois sur l’ombre et la lumière.

Il s’interroge en permanence sur sa position en tant qu’artiste allemand après que le III° Reich a dévoyé « l’identité culturelle » et artistique de son pays.

Mais grâce à sa palette « magique », il reste confiant, il capte des éclairs de lumière,  le tableau lui offrant un réservoir étonnant de possibilités.

 

Christian Schmitt

http://www.espacetrevisse.com

 

 

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[1] Anselm Kiefer sous la direction de Jean-Michel Bouhours, Ed. du Centre Pompidou, Paris, 2015, p.166

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Christian Schmitt

Critique d'art. Auteur de "l'univers de J.L. Trévisse, artiste peintre" (ed. Lelivredart 2008) et de trois autres ouvrages sur les vitraux réalisés par des artistes contemporains aux ed. des Paraiges: Jean Cocteau (2012), Jacques Villon (2014) et Roger Bissière (2016). A retrouver sur : http://www.espacetrevisse.com

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