La dernière fois que nous avions vu Sylvain Tesson, il était pour le moins chancelant.
Son corps recollait encore les morceaux. Il portait un visage asymétrique, illogique, une gueule éparse mais grave, assignée par une mauvaise chute. La conséquence irrémédiable des gymnastiques acrobates auxquelles il s’adonnait lorsqu’il sentait monter en lui un trop plein de vigueur. Un portrait de Picasso matérialisé.
De ses propres mots, il voulut épater la galerie. Il n’épata sans doute que les cliniciens dans les hôpitaux, soigneusement affairés à l’idée de remettre de l’ordre dans cet amas d’os et de muscles aplatis.
Quelle dramatique ironie tout de même. Passer de la retraite de Russie, interminable route dans les plaines à l’impact fulgurant et vertical d’un saut dans le vide. L’horizon infini et ensuite l’éclair. Peut-être le lot de l’aventurier qui court inlassablement le monde.
Les médicaments ayant fait leur part du travail, Sylvain Tesson dut pallier les limites de la médecine par une cure d’un tout autre genre afin de recouvrer ses forces vitales. Encore alité, il se fit une promesse : celle de parcourir la France à pied, du sud-est au nord-ouest, de la Provence au Cotentin, lorsqu’il serait de nouveau apte à revivre. Quoi de plus naturel en somme que de reprendre son terrain de prédilection, le voyage, pour tuer la convalescence.
Un skieur alpin ne rechausse-t-il pas ses skis à la suite d’un accident pour retrouver pleinement ses sensations ?
La marche serait donc sa médication. Mais il voulut emprunter d’autres chemins cette fois-ci. Le monde ? Il l’avait parcouru. La France, elle, lui était étrangement moins familière:
« Des motifs pour courir la campagne, j’aurais pu en aligner des dizaines. Me seriner par exemple que j’avais passé vingt ans à courir le monde entre Oulan-Bator et Valparaiso et qu’il était absurde de connaître Samarcande alors qu’il y avait l’Indre-et-Loire.»
Un classique de l’Homme depuis les temps immémoriaux. Le retour à la terre et à ses racines profondes afin de se régénérer. Épurer son projet afin de ne garder que l’essentiel. Cet essentiel il le chercha dans ces Chemins noirs.
La tentation de l’abandon
Ce monde caché s’appelle l’hyper-ruralité. Terme jargonnant et technocratique imaginé par les experts de l’administration pour délimiter les contours des zones inexploitables.
Des sentiers, des allées, des pistes et des passages gardés secret du bruit du monde. Un itinéraire jouxtant les routes que seule une carte géographique IGN précise au 25 000e peut révéler, pour peu qu’on la regarde de biais. Ce monde caché s’appelle l’hyper-ruralité. Terme jargonnant et technocratique imaginé par les experts de l’administration pour délimiter les contours des zones inexploitables. Trente départements français rassemblés dans ce pays de traverse qui échappe à tout: au numérique, aux réseaux téléphoniques et routiers, à l’industrialisation galopante et à l’aménagement du territoire. L’abandon statué et proclamé pour les hautes sphères du gouvernement, la source vive où Sylvain Tesson voulut s’abreuver.
Vagabonder derrière les bosquets c’est découvrir une frange oubliée des régions. Des lieux laissés vacants par l’éloignement d’une entité supérieure. Une population vit toujours dans ces jardins sauvages. Parfois avec difficultés. Comment subsister lorsque le pays n’entend pas discuter avec eux ? D’autres s’en contentent, heureux d’être oubliés du reste du monde.
Mais pas d’idéalisation fortuite. Les chemins noirs, entre la végétation et les ruines, débouchent souvent sur une étable vide, une ferme silencieuse, un atelier perdu ou un domaine agricole défraîchi. Autant de structures dans cette campagne qui semblent mourir, négligées par la France officielle. L’Etat ayant décidé volontairement de couper l’accès à ces rameaux, la mondialisation ne put y tendre son bras et y cueillir ses fruits. L’appellation d’origine contrôlée ou le terroir, ce n’est pas pour demain. Un bienfait ou une malédiction ? Chacun tranchera.
À de nombreuses pages, on croirait voir la France de Jean Giono ressusciter.
Si Sylvain Tesson découvrit la tragique réalité de l’envers du décor bucolique, il ne partit néanmoins pas pour cela. Son projet fut même de limiter les échanges cordiaux. L’idée: disparaître. Franchir la voûte d’un domaine sans roi, s’extirper de l’urbanisme réglementé pour sinuer entre les champs et les vallons abrupts. Ne daigner débattre qu’avec la faune incommodée ou les nuages annonciateurs de mauvais temps.
Les chemins noirs sont ses lignes de fuites. Ils permettent la dissimulation tant désirée. Sylvain Tesson défriche pour nous un pan antique de la civilisation. À de nombreuses pages, on croirait voir la France de Jean Giono ressusciter.
Sylvain Tesson démarra sa route clopin-clopant, tel un arpenteur inquiet et fragile, le sac rempli d’os et d’idées tourmentées. S’il ne put se rattraper lors de la chute qui initia cette aventure, il agrippe dans ce livre la rambarde salvatrice.
Il finit de rappeler qu’il ne tient qu’à nous d’aérer nos existences. Le chemins noirs sont établis, tracés, écrits. Plus d’excuses pour ne pas s’en souvenir.