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On ne dira jamais suffisamment la joyeuse surprise que donne la lecture, souvent au hasard, d’un texte qui soudain laisse sur vous la même empreinte qu’une parole sincère. Parfois la conversation s’augmente d’un second texte : et représentez-vous maintenant trois amis qui discutent avec animation. L’intelligence résonne ; les cœurs vibrent en plein accord. L’émotion est plus grande encore, lorsque ce sont des morts qui parlent. Ah, donc ! Ils ont pensé cela, eux aussi, et avant nous. Voilà comment ils ont joliment résolu telle question !

Les exemples suivants le feront peut-être comprendre. Le premier est un ensemble de textes (un article et deux conférences) écrits par Henri de Montherlant (lus à cause de Matzneff), rassemblés sous le titre « L’âme et son ombre » et publié en 1935 dans le recueil intitulé Service inutile. L’écrivain y prodigue une suite de considérations de haute morale – au sens noble : dire « je ne sais pas » est une preuve d’intelligence, de conscience et de courage ; ne pas agir est aussi parfois une vertu ; l’homme est un « moulin à mythes » ; il faut rechercher la « maestria », la possession de soi-même ; il faut « tirer agrément de l’échec de ce que nous espérons », avoir « plusieurs idéals », et enfin, « jouer sur tous les tableaux ». Et cætera.

Cette vision affirmée, d’une énergie toute antique, sur la conduite sage qu’il convient de prendre en ce monde, Montherlant a cherché très tôt à l’exprimer. Dans une conférence sur son maître Maurice Barrès donnée en 1925, invoquant le souvenir de Sénèque à Cordoue, Montherlant dressait l’éloge d’un Barrès que caractérisait la faculté « d’associer les contraires », et qui parvint à vivre selon son propre adage : « tout désirer, tout mépriser », qu’il rapproche d’une citation barrésienne sur le vénérable Stoïque : « Sénèque, qui se plut, au milieu des richesses, à les mépriser ».

Pour Montherlant, Barrès parvint à réunir ces contraires en répondant à « la nécessité de s’accrocher à quelque chose qui le dépasse et qui demeure ».

Attention ! nous dit Montherlant : le dédain n’est pas « une très haute estime de soi-même », c’est simplement identifier ce pourquoi on ne saurait ressentir de l’intérêt ; c’est être capable de discernement dans les mouvements qui nous portent vers les choses, et n’être pas l’esclave de ce qui nous appelle ; c’est marquer qu’il est des « formes de vie qui ne sont pas vôtres et ne vous intéressent pas ». Pour Montherlant, Barrès parvint à réunir ces contraires en répondant à « la nécessité de s’accrocher à quelque chose qui le dépasse et qui demeure ». Il a cette formule : « servir, c’est se réfugier dans ce qu’on sert ». La même idée revient sous sa plume dix ans plus tard, dans Service inutile : l’on peut « s’occuper dans le service du monde, à condition de savoir que cela est sans importance ».

Par les mille diables, comme cette hauteur donne à méditer ! A l’heure où l’on regarde comme improbe de ne pas être informé en temps réel des moindres mouvements du monde, où règne la déesse Actualité (dans un roman qui a déjà cinq ans, Emmanuelle Maffesoli et moi en fîmes une vive peinture sous les traits agités d’un studio de la Maison de la Radio), où tout un chacun n’existe que par l’opinion qu’il prétend avoir, et où toutes sortes de vocations, métiers, professions et raisons sociales prennent la première importance, cette profession de dédain libère.

« Qui dont écrira une Histoire secrète de la littérature française ? » se demande Montherlant au début du quatrième de ces textes, intitulé « Barrès lapidé » ; et, plus loin, il proteste contre ces « silences par lesquels, cinquante ans durant, on maintient des écrivains de grande classe comme murés vivant au fond d’une tombe »[1].

C’est encore dans la même tombe qu’on doit chercher le souvenir d’un autre maître de Montherlant : André Suarès (lu à cause de Nabe). Dans le recueil intitulé sobrement Sur la vie (quel titre !), dans l’édition de 1910, figure l’essai n° XX, appelé « Servir ». « La haine de servir est la passion des esclaves », ose Suarès. « Qui sert dignement, s’élève ». Il fustige la passion occidentale pour l’aplanissement des droits et des conditions – « sinistre égalité » dont on attend merveille, qui veut faire de tous l’égal de tous, le « graisseur de la machine » du savant, la femme de l’homme, etc. Or, « toute l’harmonie est l’art d’ordonner et de combiner les dissonances. La beauté vivante est dans la hiérarchie ».

« Au résumé, on ne sait plus obéir ; on ne se reconnaît plus de maître. Mais le catéchisme de « tous ces blaireaux d’auteurs qui prêchent la rébellion » ne produit qu’avilissement. »

Cette anarchie commence dans la famille. On voudrait que la femme fût l’homme, et que l’homme fît ce que fait la femme ; que l’enfant soit de plain-pied avec l’adulte. Théories émancipatrices nordiques, contre quoi Suarès entre en fureur : « Naïve et bestiale, la prostituée de Naples est mille fois plus pure et plus digne de respect, à mes yeux, que la sorcière de la morale, dans les salons de Stockholm et de Boston, qui a la haine de l’ordre et la haine de l’homme ». Au résumé, on ne sait plus obéir ; on ne se reconnaît plus de maître. Mais le catéchisme de « tous ces blaireaux d’auteurs qui prêchent la rébellion » ne produit qu’avilissement.

 « Or, s’il ne vit pour s’ennoblir, pourquoi donc vit l’homme ? » interroge Suarès avec l’attitude de l’aigle qui, après avoir bien dépecé sa proie, se redresse et toise l’horizon. Je voudrais que l’on pût tout citer de ces phrases dont le sens est, dans ce moment, illégal, inouï.

Ces lignes sont jetées avec maladresse, et j’en demande bien pardon. Que prouvent ces saugrenuités méconnues, d’auteurs obscurs, direz-vous ? Les réflexions de Suarès « sur la vie » et la noblesse de servir, les élans frémissants d’un Montherlant engageant avec lucidité au « service du monde », rappellent que la vie de l’esprit, la vraie, la grande, est possible, ou du moins qu’elle le fut. C’est toute l’obligation que nous leurs avons. On perdrait ses peines à chercher leur égal dans les rayons de nos librairies aujourd’hui. Vienne des temps difficile, ce sont des leçons dont il faudra se souvenir.

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[1] Il convient de lire comme un ensemble les cinq articles que Montherlant consacre à Barrès, rassemblés dans les Essais critiques (Gallimard, 1995). On savourera l’admiration de Montherlant pour son maître, qui n’exclut en rien la lucidité sur un écrivain qui professait le désir et la liberté, et qui pourtant se donna aux honneurs, aux devoirs, et aux pesanteurs d’un personnage public.

Clément Bosqué

Clément Bosqué

Angliciste, directeur d'institut de formation, auteur de chroniques et de traductions, romancier. Fasciné par le renouvellement éternel de la matière épique, et par l'art d'écrire.

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