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Professeur, traducteur et critique, Olivier Maillart écrit dans de nombreuses revues, dont L’Atelier du roman ou PHILITT. Il est co-directeur du Dictionnaire du cinéma italien (Nouveau Monde Éditions, 2014) et aussi l’auteur d’un premier roman Les dieux cachés aux éditions du Rocher. Il vient de publier  Énigmes, cinéma aux éditions Marest à propos duquel il a répondu à nos questions.

Votre livre s’interroge sur l’aspect énigmatique du cinéma. Comment est née l’idée de cet ouvrage ?

Plutôt que « l’aspect énigmatique du cinéma », c’est le thème de l’énigme tel qu’il est traité par le cinéma qui a retenu mon attention. Les récits d’enquête et, plus précisément, la façon dont un certain nombre de films placent en leur cœur un enquêteur qui interroge le monde à travers des images, mouvantes ou non, pour élucider un mystère (crime, complot, etc.). À l’origine de cette réflexion, il y avait chez moi le désir de proposer un cours à mes étudiants qui les poussent à s’interroger sur l’analyse cinématographique, en les renvoyant à des personnages qui se livraient, au sein d’un certain nombre de films, à la même activité qu’eux. Il s’agissait de dépasser les raisons « académiques » d’un exercice pour les aider à y percevoir quelque chose de plus profond. Sans forcément leur expliciter ce petit jeu de mise en abyme, il s’agissait pour moi de les engager dans une voie qui leur permette de penser la relation esthétique que suppose la compréhension d’un film, le plaisir que l’on y prend, le déploiement des significations et des émotions qu’il est susceptible de nous offrir. À partir de cette idée première, le cours s’est construit – puis, quand quelques années après j’ai décidé d’en tirer un livre, mon essai lui-même.

« Et le cinéma s’est largement montré capable de nous dévoiler quelque chose du monde (et de nous-mêmes) que les autres arts ignoraient avant lui, prouvant ainsi qu’il n’était pas qu’un simple divertissement, mais bien un art. »

Pour vous le cinéma forme donc un outil de déchiffrement du monde ?

Il peut l’être, oui. Il n’est pas forcément cela, pas uniquement cela, mais il peut l’être, tout comme la poésie, le roman ou la peinture. N’importe quel grand art, arrivé à un stade de maturité suffisant, doit pouvoir non seulement nous enchanter par la variété et la beauté de ses formes, mais aussi nous proposer un mode d’accès au monde qui lui soit propre. Et le cinéma s’est largement montré capable de nous dévoiler quelque chose du monde (et de nous-mêmes) que les autres arts ignoraient avant lui, prouvant ainsi qu’il n’était pas qu’un simple divertissement, mais bien un art.

Son essence technique même, le fait qu’il s’adresse directement à nos sens en leur proposant un simulacre si proche de la réalité qu’il enregistre puis projette sur l’écran, tout cela concourt à la spécificité de ce qu’il nous offre. La figure de l’enquêteur, de « l’homme qui regarde », qui scrute le monde, les images et le monde comme image, est l’un des moyens (non le seul, bien sûr) de cette précieuse faculté de déchiffrement.

La littérature (notamment à travers les noms de Balzac et de Borges) revient régulièrement dans votre livre. Ces deux arts peuvent-ils permettre de s’éclairer respectivement selon vous ?

Le roman (plutôt que la littérature) comme le cinéma sont des arts narratifs qu’il est assez facile d’associer. Si Balzac et Borges reviennent aussi régulièrement dans Énigmes, cinéma, c’est parce qu’ils ont tous deux, avec des moyens très différents bien sûr, proposé des récits, des personnages et des situations que le cinéma qui m’intéresse a tenté d’imiter ou de recréer, avec plus ou moins de facilité, grâce aux moyens qui étaient les siens.

« Le héros est d’abord un œil qui scrute, et qui cherche à deviner dans tel ou tel détail les indices d’un mystère qu’il est a priori le seul à voir. »

Balzac est un contemporain de l’invention du récit policier : sa tendance naturelle à percevoir le crime derrière les apparences les plus rassurantes donne à certains de ses récits les allures d’une préfiguration heureuse de certains grands films hitchcockiens. C’est pourquoi les premières pages de La Maison du Chat-qui-pelote se mêlent si facilement dans mon esprit aux plans du début de Fenêtre sur cour. Dans les deux cas, la façade d’une maison (ou d’un immeuble) devient l’exact correspondant de l’œuvre dans laquelle on pénètre – pages de roman ou écran de cinéma. Le héros est d’abord un œil qui scrute, et qui cherche à deviner dans tel ou tel détail les indices d’un mystère qu’il est a priori le seul à voir.

Pour Borges, l’association est plus complexe à établir, tant son univers semble concis et surtout abstrait, là où le cinéma, par son essence même, est lié au monde concret, visible, à la matière dont il enregistre les apparences sensibles. Pourtant, on peut rencontrer des récits cinématographiques énigmatiques et labyrinthiques, chez Resnais, Bertolucci ou Robbe-Grillet, qui sont de belles « traductions » de l’univers borgésien, avec ses jardins aux sentiers qui bifurquent et ses destins qui se répètent mystérieusement au travers du labyrinthe du temps. De même, il était amusant de rapprocher le fameux « Aleph » de la technique du split-screen… Alors, en avant pour le dialogue entre les arts !

Vous avez récemment écrit un article très critique sur les séries télévisées. Celles-ci n’offrent-elles donc pas, selon vous, les mêmes clés sur le monde que le cinéma ?

L’article auquel vous faites référence est à la fois une analyse et une plaisanterie. Je veux bien croire qu’il y ait des séries capables de proposer une lecture originale du monde – après tout le cinéma est lui-même, comme le rappelait Malraux, « par ailleurs une industrie », et il y parvient pourtant de temps en temps. Seulement je n’ai jamais encore vu une telle série et, si elle existe, c’est bien à mon insu. Il s’agissait pour être honnête plutôt de moquer une admiration obligatoire, une sorte de nouvelle religion un peu agaçante, comme tous les cultes esthétiques fervents – de ce point de vue l’idolâtrie actuelle des séries est une sorte de réplique (à l’échelle lilliputienne et mécanisée de notre époque) du wagnérisme de la seconde moitié du XIXe siècle.

Au bout du centième article m’expliquant que tel ou tel programme dépassait tout ce qu’on avait déjà filmé (c’est-à-dire Eisenstein, Chaplin, Lang, Hitchcock, Bergman, Fellini, Godard et tous les autres), c’est plus fort que moi : je ne peux pas m’empêcher de ricaner. C’est assurément très condamnable.

« J’ai d’abord pensé ma réflexion comme une façon de m’adresser à des étudiants d’aujourd’hui. »

Dans votre démonstration, vous vous appuyez sur les grands maîtres du cinéma comme Hitchcock, Godard ou Welles. La plupart de vos références ont au moins un demi-siècle. Le cinéma actuel vous semble-t-il offrir un regard sur le monde moins énigmatique et donc moins profond ?

Je trouvais amusant d’organiser mon ouvrage comme une promenade un peu buissonnière à travers l’histoire du cinéma. Nous vivons dans une époque où l’obsolescence des objets de consommation est complétée par l’oubli programmé de tout ce qui nous vient du passé, œuvres artistiques incluses. Continuer à dialoguer avec les œuvres du passé me semble donc une démarche salutaire. Et puis, comme je vous le disais, j’ai d’abord pensé ma réflexion comme une façon de m’adresser à des étudiants d’aujourd’hui. Ceux-ci sont pour la plupart (du moins ceux que j’ai en face de moi) à la fois peu connaisseurs de l’histoire du cinéma et dotés d’une belle curiosité. Autant les encourager à aller vers ce qu’ils ne connaissent pas déjà : ils sauront bien, de leur côté, aimer et même me faire découvrir les bêtises contemporaines qui les passionnent – parfois à raison, d’ailleurs.

Cela étant, votre question met le doigt sur un point plus important. Peut-être que le « motif énigmatique » que je cherche à mettre en évidence dans mon petit ouvrage est lié à un certain moment de l’histoire du cinéma, dont le cœur s’étendait de Fenêtre sur cour à Blow up, engendrant par la suite un certain nombre de reprises, et qui correspondait à une approche moderniste et réflexive de l’activité spectatorielle. Or, c’est un motif qui intéresse moins les créateurs contemporains. Si je voulais vous donner des références plus récentes, je pourrais bien sûr vous parler de David Fincher, de M. Night Shyamalan, de certains des derniers films de Brian de Palma (je pense au magnifique Redacted), et même de la géniale série des Mission impossible produite et jouée par Tom Cruise (tout particulièrement son cinquième volet, Rogue Nation, réalisée par Christopher MacQuarrie : une réactivation des motifs hitchcockiens de toute beauté). Cela étant, on voit bien qu’il s’agit là de la queue de comète d’un certain filon en voie d’épuisement. Cela n’est pas forcément grave. Disons que l’intérêt des artistes qui font le cinéma d’aujourd’hui (pour ce que j’en connais) semble se diriger vers d’autres objets.

Benjamin Fayet

Benjamin Fayet

Historien de formation. Rédacteur en chef adjoint de PHILITT.

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