Troisième et dernière partie de notre rétrospective de l’année 1968. En mai, la France se met brutalement à rêver d’un autre monde…
« Quand La France s’ennuie ». L’édito du 15 mars 1968 de Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde résume l’état d’esprit dominant. Avec des accents prophétiques, il annonce des évènements hors norme, une révolution manquée, une séquence de l’histoire de France qui a souvent valeur de référence, de point de repère ou de commencement de fin(s), selon la manière dont l’appréhende la classe politique, près d’un demi-siècle plus tard. Héritage à solder pour les uns, quête d’idéal d’une société plus apaisée et plus juste à ne jamais oublier pour les autres, « mai 68 » s’est déroulé dans un climat étrange, alors même que la France traversait une période faste, l’ultime phase de ces « Trente Glorieuses » plus ou moins gentiment brocardées hier et tant regrettées aujourd’hui.
Une révolte quelque peu paradoxale, sur fond de prospérité galopante et de quasi-plein emploi, avec un héros absolu aux commandes d’un vaisseau qui a fière allure, la parole respectée dans le monde, le nucléaire et, bientôt, le Concorde en étendards.
Cette France encore très patriarcale éprouve pourtant, brusquement, le besoin de tonner, de dire « merde » et de jeter des pavés au visage des CRS, garants d’une sécurité acquise et incarnations d’un pouvoir quelque peu endormi.
Le Mouvement du 22-Mars
Une semaine jour pour jour après l’édito précité, le Mouvement dit « du 22-Mars » prend le relais de la contestation menée par de petits groupes tels les anarchistes, les situationnistes et les enragés de René Riesel. Il se fait connaître en occupant la salle du conseil au dernier étage du bâtiment B, la tour administrative de la faculté de Nanterre (Hauts-de-Seine), véritable laboratoire de l’explosion sociale à venir. Une explosion confuse dans laquelle vont s’entremêler gaité, violences, anti-impérialismes ancien et tout récent, et revendications utopistes.
Contre toute attente, la contestation estudiantine, attisée par la décision du doyen Pierre Grappin de fermer administrativement la faculté, ce qui a pour effet de contaminer la Sorbonne, fait florès dans d’autres milieux. Le monde ouvrier s’embrase à son tour et, d’un seul coup, la France qui travaille dans son ensemble donne un gigantesque coup de pied dans la routine.
La grogne s’est propagée dans tout le pays telle une traînée de poudre. Le 13 mai, la grève générale symbolique débute. Pendant plusieurs jours, le pays est littéralement à l’arrêt. Il commence à manquer de tout et Charles de Gaulle hésite sur la marche à suivre. La parole se libère, les communistes, marxistes, léninistes, maoïstes et autres anarchistes pavoisent. Les atermoiements du pouvoir sont du pain bénit pour l’opposition. François Mitterrand se sent pousser des ailes et se déclare prêt à se parer des habits présidentiels dans ce chaos protéiforme.
Une reprise en main provisoire
L’homme du 18 juin, lui, ne lance pas de nouvel appel. Il se mure dans le silence et semble pétrifié, dépassé par cette révolte populaire dont il ne comprend pas les ressorts et qu’il n’avait pas sentie poindre.
Désirant connaître les positions de la grande muette et du milieu agricole, ces forces toujours silencieuses, mais toujours vives, il convoque à l’Elysée Michel Debatisse, secrétaire général de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), qui lui assure le soutien du milieu paysan dans un langage volontiers fleuri. Cet épisode est moins connu que la fameuse « fuite à Baden-Baden », le 29 mai, une virée secrète qui a fait se perdre les observateurs de l’époque en conjectures et a fait naître chez certains – c’était peut-être aussi le but recherché – la peur du vide. Charles de Gaulle rencontre en la circonstance des chefs militaires, parmi lesquels le général d’armée Massu, commandant les forces françaises en Allemagne, et le général de corps d’armée Beauvallet, gouverneur militaire de Metz et commandant la VIe région militaire.
La loyauté de l’armée elle aussi acquise à en croire ses prestigieux interlocuteurs, le chef de l’Etat, ragaillardi quoiqu’épuisé, reprend la main. Le 7 juin, au cours d’un entretien accordé à Michel Droit, il concèdera cependant avoir eu la tentation de (se) retirer ». « Et puis en même temps j’ai pensé que si je partais, la subversion menaçante allait déferler et emporter la République. Alors, une fois de plus, je me suis résolu », a-t-il expliqué.
Le dernier retour du Général
Le 30 mai consacre la reprise en main élyséenne, fracassante et imparable. La fin de la récréation a sonné. Charles de Gaulle accepte la proposition de son Premier ministre Georges Pompidou de dissoudre l’Assemblée nationale pour organiser de nouvelles élections législatives, lesquelles se révèleront un véritable raz-de-marée gaulliste. Dans l’après-midi, une manifestation de soutien rassemble de 300 000 à un million de personnes sur les Champs-Elysées.
Devenue lassée par les troubles, la France se remet à l’ouvrage et 11 organisations gauchistes sont dissoutes. Le pouvoir a cependant dû faire des concessions, couchées sur papier dans le cadre des accords de Grenelle qui, au terme d’intenses tractations, ont abouti à une revalorisation de 35% du SMIG, à une augmentation de 10% des salaires et à une quatrième semaine de congés payés.
Le président de la République, lui, fait profil bas. Il a compris que sa popularité s’est fortement et définitivement érodée, par-delà le verdict sans appel des urnes et le triomphe de façade de la stabilité institutionnelle. Vainqueur abattu, le vieil homme, recru d’épreuves, de plus en plus détaché des entreprises, sent venir le froid éternel et ne guette plus dans l’ombre la lueur de l’espérance. En avril 1969, son référendum sur la régionalisation et le Sénat est rejeté.
L’ex-homme providentiel avait promis de partir en cas de victoire du « non ». Il tient parole et s’efface, discrètement, après la publication d’un communiqué laconique.
La fin brutale d’une époque épique durant laquelle cette France un peu désoeuvrée et insouciante a, telle la nature humaine, voulu ajouter du piment dans une existence sans grands fléaux.