Le Nouveau Roman est un genre qui se particularise par son absence de particularité. Évacuant les scrupules que pouvait avoir le roman blanc sur le plan stylistique – ou même narratif –, l’apanage du Nouveau Roman est « l’absence de style est un style. »
La médiocrité du Nouveau Roman ne vaut toutefois pas pour elle-même uniquement, elle vaut aussi pour ce qu’elle représente au travers de son succès, commercial avant d’être littéraire. Qu’un écrivain de seconde zone puisse imaginer justifier de sa fainéantise littéraire est une chose, mais au lieu de les abandonner à leur onanisme, il s’est trouvé un petit malin pour y voir là une opportunité. Malheureuse opportunité pour la littérature, pour les lecteurs, qui croient voir dorénavant dans un torchon durassien ce que la littérature peut offrir de meilleur. Ce malentendu persiste. Il persiste d’autant qu’il est devenu une pandémie qui a gangréné l’ensemble de la littérature, même les genres qu’on croyait immunisés, car opposant une force d’imaginaire incomparable.
Onanisme littéraire et mièvreries
Ezra Pound avait terriblement raison lorsqu’il affirmait qu’ « il est très difficile de faire comprendre aux gens cette indignation impersonnelle qui vous prend à l’idée du déclin de la littérature, de ce que cela implique et de ce que cela produit en fin de compte. Il est à peu près impossible d’exprimer, à quelque degré que ce soit, cette indignation, sans qu’aussitôt l’on vous traite « d’aigri » ou de quelque autre chose, du même genre. » On a le mauvais goût de passer pour l’élitiste casse-pied, qui ne jurerait que par Stendhal ou Aragon, mais Stendhal et Aragon ne sont pas aussi hermétiques qu’on le pense. Nous nous les représentons ainsi justement parce qu’ils sont été remplacés par une espèce de sous-littérature pour fainéants, qui érige sa propre turpitude littéraire en qualité, comme si l’aveu de sa propre médiocrité aurait eu la vertu d’en faire son contraire. Pourtant, à lire Marguerite Duras, le lecteur ne peut qu’être halluciné par cette syntaxe de collégienne si vénérée dans les cercles littéraires les plus onanistes de Paris. À la lecture de L’Amant, comment est-il possible de ne pas se demander si l’on n’est pas en présence d’une rédaction pré-adolescente ? Le style est pire que fade, il est mauvais. On se targue d’attribuer à l’autrice un style photographique qui ne rivalise en fait qu’avec un portrait-robot de police, lequel a au moins le mérite d’être dépourvu de mièvreries. Lorsqu’on en est à clamer que « l’absence de style est un style », l’on ressent l’envie impétueuse d’opposer Buffon : « Ceux qui écrivent comme ils parlent, quoiqu’ils parlent très bien, écrivent mal. »
Le Nouveau Roman pose cependant un véritable problème, qui dépasse celui de sa pauvreté stylistique, c’est ce qu’il incarne en tant que récit, et ce que son écho auprès des lecteurs dit de l’état de délabrement intellectuel dans lequel nous sommes. Bien sûr, Marguerite Duras était peut-être intelligente, mais cela ne justifie ni ne change sa médiocrité littéraire. D’ailleurs, la pauvreté stylistique durassienne a une engeance. Elle a galopé, pourrissant chaque branche de la littérature qu’elle a réussi à parasiter. C’est un lierre mutant, dont « le style fade, exténué, en est venu à être considéré comme réaliste. C’est lui qui paraît détenir la vérité, au point de devenir la seule forme de littérature noble », dénonçait Valerio Evangelisti dans le Monde Diplomatique. Sa tribune compte bientôt une vingtaine d’années, et sa véracité s’est hélas amplifiée.
« Marguerite Duras réussit le tour de force d’être emphatique dans le laconisme, sentimentale dans la sécheresse, et précieuse dans le rien. Inventant le bavardage dans le télégramme et le Falbala dans la nudité. »
-Angelo Rinaldi, académicien-
L’insipidité érigée en qualité littéraire
À vrai dire, ce qui est dérangeant dans le Nouveau Roman, c’est que sa pauvreté stylistique n’a d’égale que sa précarité d’imagination. Le Nouveau Roman ne raconte rien. Il a la prétention de faire du banal une véritable histoire. L’on peut toujours pinailler sur le fait que toute vie puisse être un roman, mais il faut mettre un terme à la lubie qui voudrait que chaque roman doive représenter une vie. Bontempelli avait déjà compris ce problème lorsqu’il théorisa le réalisme magique ; il voulait que le mode narratif transforme le quotidien banal en véritable aventure, que le quotidien devînt lui-même une véritable aventure, un émerveillement renouvelé chaque jour. Le nouveau roman procède inversement : il érige la banalité la plus insipide en vertu littéraire, et n’a pour seule exigence que d’en faire une représentation a-stylistique qui l’est tout autant, au point d’en devenir maladroite. La question qui mériterait de se poser, c’est celle au sujet de ce qu’entraîne ce nivellement sans précédent de la littérature sur le banal, l’inutile, l’anecdotique. À quoi sert la littérature, si elle ne raconte rien ? À partir du moment où l’on s’épanche sur le flétrissement d’une gamine de 13 ans comme si l’on était en train de lire Au Château d’Argol de Julien Gracq, nous ne sommes plus dans la littérature, nous sommes dans l’onanisme. Quand un récit n’interroge plus rien, mais se contente d’émoustiller le critique béchamel, il ne sert ni la littérature, ni le lecteur. Cette mauvaise foi de la part des littérateurs en tout genre qui versent dans la glorification des faussaires de leur profession tient de la pathologie. Lorsque la littérature n’élève plus les lecteurs, lorsqu’elle n’a plus d’imaginaire à leur proposer, alors elle est morte. Une société qui se gargarise de feuilles de chou qui racontent tous la même chose est une société qui stagne, qui n’a plus d’envie, plus d’exigence envers elle-même.
Si l’on creusait plus avant la problématique, l’on se devrait surtout de cibler l’acculturation que tout cela entraîne. Le Nouveau Roman promeut un style de vie, un type d’homme ou de femme, le plus souvent bourgeois ou aspirant à l’être, et dont les seules inquiétudes tiennent de la midinette de salon. Le Nouveau Roman est extrêmement minimaliste, rien d’autre que les émois aux senteurs pralinées ne l’intéresse. Alain Robbe-Grillet fut le fossoyeur de l’ambition littéraire en tant que telle lorsqu’il théorisa cette antilittérature. Dépassées les intrigues, dépassés la psychologie des personnages, voire les personnages tout court. Bref, dépassé l’effort, dépassé l’imaginaire. On encourage insidieusement le lecteur à s’embourgeoiser par la projection de désirs bourgeois, de représentations bourgeoises par des personnages bourgeois, le tout dans des pseudo-récits qui se gaussent de ne rien raconter, sinon de se taper la colonne sur du concept vague et étriqué. Les Fruits d’Or de Nathalie Sarraute illustre à merveille ce dernier point. Manifestement incapable intellectuellement de produire des arguments et de les articuler entre eux, l’autrice se vautre dans l’onanisme le plus stérile en interrogeant la réception d’une œuvre d’art par des personnages qui n’existent pas, d’un artiste qui n’existe pas, et d’une œuvre dont on ne sait rien. La démonstration est un contresens total, puisque n’ayant aucun élément tangible, elle ne démontre finalement rien, parce qu’il n’y a rien à démontrer. On saupoudre le tout d’audace et d’intentions cachées trop complexes pour les humbles mortels pour faire croire au génie de l’autrice, mais ce cache-misère éditorial ne dupe personne. C’est le constructivisme en puissance qui a empalé la littérature. Tandis que le monde est bouleversé en permanence, le nouveau roman s’obstine à s’en détourner. Ni le monde, ni la réalité ne l’intéressent. « Dominent les histoires intimistes, qui auraient pu se passer il y a cinquante ans – ou qui pourraient se produire dans cinquante ans… Amours, passions et trahisons perpétuent leur consommation sous une lumière tamisée, dans un monde aux couleurs pâles et aux fragrances de poussière et de talc », comme le disait Evangelisti. Le Nouveau Roman ne s’adresse en réalité pas à des lecteurs. Il est lui-même engendré par la société de consommation, il est donc destiné à des consommateurs, qui consomment différentes variations sur un même thème, comme n’importe quel produit de supermarché.
« Il ne faut pas s’attendre que la « grande littérature », le mainstream (si indifférent à la société qui l’entoure qu’il a fait du désengagement et du repli sur soi un critère de qualité), guide la résistance contre la colonisation de l’imaginaire. »
-Valerio Evangelisti-
La standardisation de la littérature populaire
Cette colonisation des imaginaires par le Nouveau Roman constitue indubitablement le cœur de sa perversité (et de la perversion de la littérature). Bien sûr, l’on se verra toujours reprocher, comme le disait Pound, d’exagérer, d’être aigri, ou carrément de ne pas savoir de quoi on parle pour les plus forcenés des admirateurs de néant littéraire. Il serait pédant de remettre Duras à sa véritable place. Nous sommes des blasphémateurs. Au moins nous avions jusqu’ici la possibilité de trouver refuge ailleurs, dans une littérature qui pose les bonnes questions, qui interroge le réel. La Science-Fiction en est la figure de proue ; son cadre maximaliste lui fait épouser les enjeux les plus complexes et lui permet de les traiter de la façon la plus réaliste possible, quand bien même cette assertion semblerait paradoxale pour les détracteurs de littérature populaire. Pourtant, aucune logorrhée néo-romancière ne pourra égaler la capacité de Dodkin’s Job de Jack Vance à soulever la difficulté d’identifier les tenants actuels des leviers du pouvoir. Sarraute serait bien en peine de peser les enjeux du machinisme comme l’ont fait un Neuromancien et le cyberpunk en général. Ravage nous en dit bien plus sur la déliquescence d’une société spectaculaire – que nous sommes devenus par ailleurs – que ne l’ont fait tous ces auteurs si respectueux, et Barjavel est un bien meilleur auteur que toutes ces égéries du prix Femina.
« Quand bien même se trouveraient des écrivains géniaux qui ont conscience du rôle culturel que doivent avoir les littératures de l’Imaginaire, ils ne peuvent rien faire si les éditeurs sont obnubilés par les idoles mercantilistes. »
Cependant, le mal a aussi atteint la Science-Fiction, et plus généralement les littératures de l’Imaginaire. Il semblait déjà impensable qu’un Julien Gracq puisse être édité aujourd’hui, sa richesse stylistique n’est plus appréciée à sa juste valeur. Au mieux, elle est considérée comme un bric-à-brac pour musée. À présent, c’est la littérature dite populaire qui subit la standardisation, l’appauvrissement narratif. La Science-Fiction n’est aujourd’hui que trop réduite à une imbécile vulgarisation scientifique. Asimov avait déjà en ligne de mire ces étudiants en sciences qui, frustrés dans leur parcours, se replient dans la Science-Fiction pour y obtenir la reconnaissance qu’ils ne peuvent obtenir de leurs pairs. C’est un mépris sans borne pour le lectorat, mais aussi pour le genre. Intellectuellement, cela constitue un renoncement à la richesse et l’audace littéraires. D’un point de vue littéraire, ce n’est tout bonnement plus de la littérature non plus. Ce glissement est analogue à celui du Nouveau Roman s’étant substitué aux autres genres, et il n’en est pas aussi hermétique qu’on pourrait le croire. Quand bien même se trouveraient des écrivains géniaux qui ont conscience du rôle culturel que doivent avoir les littératures de l’Imaginaire, ils ne peuvent rien faire si les éditeurs sont obnubilés par les idoles mercantilistes. Ces considérations iniques ne doivent toutefois pas être prises pour une boussole.
La vraie littérature n’a pas pour fonction de donner au lecteur l’aspiration à une dignité bourgeoise. La littérature doit rompre avec cela et comme l’indiquait Evangelisti, « il faut pour cela une narration « maximaliste », consciente d’elle-même, qui inquiète et ne console pas. »