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La polémique a pu risquer de faire oublier ou négliger l’œuvre, et que cette œuvre nous parle d’un monde : le nôtre. Or, le monde dépeint par Michel Maffesoli est indissociable d’un style, d’une manière propre qui rapproche le penseur (qui l’a relevé ?) des poètes et des grands méditatifs.

 

Ce n’est pas un hasard si la couverture de l’ouvrage emprunte (partiellement) le célèbre Garçon à la corbeille de fruits, une des premières toiles connues du Caravage (1571-1610), qu’on peut admirer à Rome à la Galerie Borghèse. La plupart des sociologues ne supportent pas de voir en Maffesoli leur ombre, au sens jungien – une part d’ombre que « Dionysos laisse traîner » sur notre monde et que l’auteur d’Être postmoderne instruit à ne pas mépriser.

Drôle de discipline que la sociologie, « science humaine » dont Michel Foucault a fait superbement l’archéologie. En d’autres époques, Michel Maffesoli se fût peut-être exprimé dans le théâtre ou par le roman, ou plus certainement encore, par des écrits théologiques ou mystiques. Il y eût manifesté la même pensée complexe, au sens que donne à ce mot Edgar Morin, une pensée que d’un terme désuet on qualifierait volontiers de convolutée – on y entend les « volutes » baroques – c’est-à-dire circulaire, élaborée, passant par tours et détours pour cheminer. Si Maffesoli a toujours pris soi de distinguer ses goûts personnels de l’époque qu’il analyse et nomme « postmoderne », la forme de son œuvre ne s’en distingue, elle, nullement. Ses écrits ont, pour ainsi dire, les traits de l’époque.

« Chaque tour nous présente une configuration nouvelle, et cependant ce sont, à dire vrai, les mêmes éléments qui passent toujours sous nos yeux. » (Schopenhauer)

Comme elle, l’œuvre de Maffesoli est baroque. Elle se reprend, se répète, se duplique, se fait écho, se reflète de livre en livre, mais aussi à l’intérieur de chaque livre et même, à de certains moments, de chaque chapitre et paragraphe, sur un modèle qui ressemble à celui des « objets fractals » découverts au xxe siècle par Mandelbrot, et que nous présente la géométrie ou la fougère ; ou encore du kaléidoscope, l’appareil à voir de belles images (kalos eidos) dont Schopenhauer faisait une image de la permanence et du changement : « Chaque tour nous présente une configuration nouvelle, et cependant ce sont, à dire vrai, les mêmes éléments qui passent toujours sous nos yeux[1]. »

Les spirales d’une pensée

Il convient de suivre ce développement kaléidoscopique dans ses méandres. C’est que l’œuvre se ressaisit chaque fois, se récapitule. Il n’est pas – et de moins en moins – possible d’assigner aux ouvrages de Michel Maffesoli un objet ou un sujet réellement distinct. Chacun, pourtant, semble aller un peu plus loin, un peu plus haut, s’appuyant sur les précédents, exerçant avec lui le lecteur. L’auteur prend fréquemment l’image de la « spirale » comme une métaphore de prédilection. Son œuvre s’inscrit elle-même parfaitement dans cette métaphore, s’appuyant sur elle-même, sur son propre mouvement intrinsèque pour progresser (on songe ici aux expériences d’art cinétique dont un Theo Jansen, par exemple, s’empare en tirant parti de la « passive dynamique » inhérente à la matière pour créer ses merveilleux myriapodes). La pensée avance comme un grand animal terrestre, gagnant imperceptiblement mais inéluctablement du terrain ; on pourrait aussi la comparer à une végétation qui se déploie lentement.

« On s’offusquait des jeux de lumière du Caravage, et on saisissait à faux son intention. On ne comprenait pas qu’il ne peignait pas simplement la lumière, mais qu’il en faisait un instrument, qu’il la pliait à son usage pour faire parler ses figures ».

Revenons-en au baroque du Caravage. Toute sa vie on reprocha au peintre sa « vulgarité ». Voyez-vous, il ne s’intéressait pas aux bons sujets : Saints Jean-Baptiste lascifs, Christs bacchiques, figures populeuses, androgynes, sensuelles et violentes, de résurrection, de vanitas et de concordia discors [2]… il n’avait pas les bonnes manières – celles des Carrache, Albane et Dominiquin qui régnaient alors en maîtres du bon ton et de la nature idéalisée à l’antique. La peinture « de genre », dit-on, comme il existe d’ailleurs une sociologie « de genre », puissamment attachée à reprendre les mêmes figures imposées et acceptées. Amusons-nous de noter qu’à Caravage comme à Maffesoli, il fut reproché un intérêt inconvenant pour les belles diseuses de bonne aventure, de mauvais exemple…

On s’offusquait des jeux de lumière du Caravage, et on saisissait à faux son intention. On ne comprenait pas qu’il ne peignait pas simplement la lumière, mais qu’il en faisait un instrument, qu’il la pliait à son usage pour faire parler ses figures. C’est de même que Maffesoli se sert du regard et de la terminologie sociologique pour faire voir. Et non pour se soumettre à ce qu’on attend qu’elle produise, baignant tout également et nivelant les teintes. Il n’est pas hasardeux qu’il revendique un « impressionnisme de la pensée » et, contre le règne de l’économique, reconnaît l’avènement de « l’iconomique ». Dans un beau numéro des Cahiers Européens de l’Imaginaire sur le « baroque », Maffesoli insistait justement sur l’importance de « l’iconophilie » et de la « perdurance liturgique[3] ».

Une pensée qui dérange

Dans les années quatre-vingt, Maffesoli montrait des talents à déranger les discours convenus, en parlant du Minitel ou des communautés homosexuelles : on se demandait où donc ces malpropretés avaient leur place ! Aujourd’hui encore, la pleine liberté qu’il prend de parler du « sacral » ou des diverses formes de « violence fondatrice », pour reprendre le titre d’un de ses premiers ouvrages, sont une des raisons pour lesquelles il continue à déranger les esprits désheurés qui, regrettant les certitudes modernes, voudraient de l’histoire tourner le remontoir et assènent partout, « la bouche en cul-de-poule », leurs tristes obsécrations.

« Contre la « pensée serve » dominante, dont la « théâtrocratie » s’alimente, Maffesoli invoque la figure d’Épimithée, « l’hésychia », symboles et valeurs d’ajustement au monde, et la belle notion de « démosophie », vilipendée par la doxa sous le nom de populisme. »

« Forteresse vide », « armoire vermoulue » : autant d’images pour désigner cette modernité usée dont le matérialisme et la consubstantielle « verticalité ne fait plus recette ». Fille de la fuga mundi, « la modernité est un ‘refus’ » : la postmodernité, précisément, c’est le ‘refus de ce refus’ » (p. 89). Comme dirait Gide, il y a « décristallisation progressive et réciproque des conjoints[4] » ! Et pourtant les « libres penseurs », puritains jusqu’aux moelles, continuent d’avoir pignon sur rue. Nombreux sont ceux qui, de surcroît, pillent Maffesoli sans témoigner jamais de leur dette. Maffesoli leur avait déjà rendu hommage dans La France étroite (Editions du moment, 2015). Mais le penseur n’en oublie pas son sujet : rien n’est instructif sur le tribalisme ambiant comme les bavardages et les menées de ces « usuriers », « plagiaires » et (Gide encore) autres « faux-monnayeurs ».

Contre la « pensée serve » dominante, dont la « théâtrocratie » s’alimente, Maffesoli invoque la figure d’Épimithée, « l’hésychia », symboles et valeurs d’ajustement au monde, et la belle notion de « démosophie », vilipendée par la doxa sous le nom de populisme. Les métaphores spatiales sont de mises pour montrer au lecteur le chemin, itinerarium mentis, qui sur « un terrain social souterrainement volcanisé » conduit à « se situer sur le rempart ».

La postface d’Hélène Strohl est une étude serrée de la petite mythologie présidentielle qui conclut admirablement l’ensemble. Elle explore implacablement les valeurs et l’imaginaire de la haute administration et des start-ups qui s’unissent en la personne réelle et médiatique d’Emmanuel Macron, dans la fascination (irritée ou amusée) duquel nombre d’observateurs et de commentateurs s’abîment avec une complaisance soutenue. Le personnage du jeune chef de l’État donne de solides espérances à tous les managers trentenaires et quarantenaires pour lesquels la politique, comme le reste des problèmes humains, s’évacue dans les « dispositifs » (du côté de la gestion publique) et de « l’innovation » (du côté de l’entreprise). La question posée : « icône ou fake ? » ne nécessite pas d’être tranchée tant, comme le dit Maffesoli, « le réel est gros de l’irréel ».

Au café où je suis assis pour écrire cet article, j’aperçois, posé sur le haut d’un tonnelet, un écriteau en ardoise sur lequel on a tracé malicieusement ces mots de sagesse populaire, en lieu et place du plus traditionnel « la maison n’accepte pas les chèques » ou des tarifs de l’happy hour : « Notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction ». Ernst Bloch, dans son ouvrage La Philosophie de la Renaissance, montre comment les penseurs de cette époque, rompant avec une scolastique stérile, renouent avec un sens du « cosmos ». L’homme se fait « chevalier-servant du monde ». En congruence avec la « Renaissance postmoderne » que nous vivons, Être postmoderne invite à une rénovation de l’art de penser.

[1] Le monde comme volonté et comme représentation, chapitre XLI.

[2] Rosselle Vodret, Caravage, l’œuvre complet, Silvana Editoriale, 2010.

[3] « Le rythme de la vie postmoderne », Les Cahiers Européens de l’Imaginaire, « Le Baroque », CNRS Editions, 2015.

[4] « Il n’y a pas plus puritain que certains de leurs libres-penseurs ». Les Faux-monnayeurs, (1925) « Folio » Gallimard, p. 66 et 77.

 

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Être postmoderne, Michel Maffesoli, éditions du Cerf, 2018. Postface d’Hélène Strohl.

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Julien Leclercq

Fondateur du Nouveau Cénacle et auteur de "Catholique débutant" paru aux éditions Tallandier.

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