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La sensibilité adolescente blessée mène souvent au livre, rarement au bon. La douleur de l’érudit devenu adulte est si noire qu’il cherche partout la lumière. Il en trouve des rayons chez ses aînés car les gens de son âge le désespèrent.

Par leur traduction des sentiments en mots, ces premiers de cordée illuminent son voyage solitaire. Elevés  avant 1968, les Céline, Houellebecq, Matzneff, Morand, portent en eux les restes de la gravitas depuis perdue (nous avons le fun), et introduisent aux Anciens dont l’école nous avait privé : Marc-Aurèle, Plutarque, Horace.

« Une page de Plutarque dit plus que cent ans de Buzzfeed. »

Un écrivain citant l’autre on passe de ramure en sarment sur l’arbre de la connaissance où tout s’entrelace comme les motifs végétaux enluminés dans le Book of Kells. Si l’on manque les sources pour leur interprétation en lisant le Bouddha Vivant plutôt que le Sermon de l’éveil, on remonte d’apologiste en interprète  jusqu’aux aux oracles de Delphes, au miroir du secret, et le brouillard de l’actualité se lève. Une page de Plutarque dit plus que cent ans de Buzzfeed.

Rébellion et postérité

Le monde à venir promet des trans-humains singes-robots entassés par mégalopoles d’HLM, certes. Laissons les optimistes croire au progrès. Nutella, Red Bull et « réseaux sociaux », le sucre carburant pour réagir à l’actualité perpétuelle, c’est très bien ainsi. Allons voir les sceptiques, tous ceux que la conscience d’une marche fatale de l’histoire sépare de leurs contemporains pour communier à autre chose. Ces solitaires avaient la supériorité des marginaux sur les auteurs en meute du mainstream car les classiques sont souvent des rebelles passés à la postérité. Un livre traverse mieux le temps si son auteur a encouru pour l’avoir écrit la prison, l’exil ou le cassage de gueule car dire la vérité attire les dangers, et les dangers mobilisent l’excellence.

« Les classiques payaient leur conscience supérieure par une vie supérieurement exigeante : jeûne, travail, exil. »

Au salon du livre, le règne de la quantité mainstream s’étire dans les pages. Notre temps est bref, notre mémoire précieuse, réservons-les au laconisme. Un classique sait vivre seul, faire court, il doit convaincre à chaque ligne la masse qui pense par conformisme, tyrannie diffuse plus méchante qu’une dictature militaire. Les classiques payaient leur conscience supérieure par une vie supérieurement exigeante : jeûne, travail, exil. Céline avait 37 ans quand il présenta son premier manuscrit, La Bruyère 43. Morand eut la disgrâce, d’autres la tôle, l’assassinat. Prendre une position par écrit c’est se condamner à en répondre à tout moment par la suite. Ces phrases figées sur le papier sont autant de charges qu’il faudra confirmer ou infirmer le moment venu. Quel risque a pris l’auteur ? D’où parle-t-il? Tout est là. 

Du risque artistique

Les auteurs que nous admirons sont ceux qui traduisent en mots les intuitions muettes de notre enfance mais aussi ceux qui ont défié la morgue de leur temps défendue par la méchanceté que confèrent les meutes. « La société où vous vivez a pour but de vous détruire » prévient Houellebecq dans Rester Vivant. (Combien d’adolescents désespérés ce texte pourrait sauver!). A Grenoble dans les années 90, un jeune littéraire égaré pouvait apprendre que « tracer des inscriptions sans autorisation préalable, sur les voies publiques ou le mobilier urbain« , selon l’article 322 du code pénal, constitue un délit passible de 3750 euros d’amende et d’une peine de TIG.

A la même époque, l’étude au lycée des auteurs prévus au programme du ministère de l’éducation, les Ben Jelloun, Barjavel, Desnos, lui fit longtemps prendre la catégorie du livre pour un passe-temps stérile de boloss oisif. Au contraire du livre le graffiti se risque, coûte en peinture, se paie en amende, son auteur n’a rien à gagner. Awole, Bazar, Use, Sonik, les gens du VSK et du DX, les lointains crews parisiens du 132, du SDK, du P19 et du GT étaient comme des chevaliers se défiant dans un tournoi d’eux seuls connu. Fanatisme hors-marché incompréhensible aux étudiants d’ESC qu’a transposé Jack London dans les premières pages de La croisière du Snark. Tracer des phrases que personne ne vous a demandées sur une feuille de papier et les publier constitue un grave délit d’orgueil (« Pourquoi perdrais-je une minute à vous lire? Qui êtes-vous monsieur? Gardez vos saletés ! »). Alors vive le risque, en graffiti comme en littérature, et tant pis pour les toys.

« Cette lutte du muscle contre la graisse, de l’esprit contre le poids, est la guerre de nos éveilleurs. »

Les classiques sont des rochers émergés le long du torrent de l’histoire sur lesquels s’appuyer pour aller à d’autres jalons en amont, jusqu’à la source. L’embouchure du fleuve débite une masse turbide où s’enlisent des carpes. Seule la source connue des saumons est limpide ; les classiques nous la montrent. Cette lutte du muscle contre la graisse, de l’esprit contre le poids, est la guerre de nos éveilleurs. Ils pavent le chemin qu’ont tus les enseignants de l’éducation nationale. Ces guides de lecture marquent les précipices, indiquent les refuges, nous mettent entre les mains le fil d’Ariane. On ne va aux sources que d’après leurs parchemins puisque pour courir un trésor il fallait d’abord avoir eu connaissance qu’il existât. La source qui nous a vu naître répond seule depuis qu’on en dévale le cours à cette question qui trop longtemps sans réponse débouche sur le désespoir de Von Kleist ou Nick Drake. Comment faut-il vivre? 

 

Lounès Darbois

Lounès Darbois

Né en 1982. Voyage beaucoup depuis.

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