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Michel Houellebecq est revenu en janvier 2022 avec Anéantir, un roman-fleuve dans lequel il s’épanche un peu plus sur son dégoût de la modernité tout en esquissant une théorie inédite de l’amour qui répond à son questionnement historique sur le désir.

Houellebecq ne s’appréhende pas – ou plus – comme un auteur populaire dont il faut s’empresser de donner un avis dès qu’un nouvel opus paraît. Malgré quelques sceptiques (souvent sensés), le talent de Houellebecq est communément admis, en ce qu’il est le premier écrivain à avoir analysé avec autant de lucidité la grande dépression post-moderne. Pour en donner une critique argumentée, il faut lire et relire sa dernière parution à l’aune des précédentes, car il s’agit maintenant d’une oeuvre.

Anéantir est un roman centré sur l’histoire de Paul Raison, un haut fonctionnaire de Bercy, proche de Bruno Juge, ministre de l’Economie. L’histoire de son couple est le fil rouge du livre, avec ses montagnes russes, de ses échecs sexuels minables jusqu’à la renaissance des pulsions animales. La mort plane toujours au-dessus de ses personnages « sans qualité » qui subissent leur existence plutôt que de la vivre.

Sérotonine avait laissé le lecteur sur une note inspirante, à travers lequel il devinait que, peut-être, Houellebecq allait tourner le dos à la dépression pour s’agenouiller au pied de la Croix, maintenant qu’il avait trouvé l’amour et que son désespoir était atténué. Las. Le curseur de la désillusion permanente est placé un cran encore plus haut.

L’histoire de la non-Histoire

Il s’agit très certainement du plus murayen de ses romans : les plumes de l’auteur du Désaccord parfait et de celui des Particules élémentaires convergent parfois, avec tout d’abord ces pages sur la vie en EHPAD. Pour Muray, comme il l’explique dans son XIXe siècle à travers les âges, la Révolution (donc l’avènement de la Raison et du Positif) débute avec l’expulsion du cimetière des Innocents du centre de Paris , comme pour, symboliquement, éradiquer la mort de la vie, le négatif du positif. Les passages sur le père abandonné dans l’établissement (sauf par son dernier amour, modèle de vertu chrétienne) illustrent cette mise aux bans post-moderne de ce que Festivus ne veut plus voir. L’irrésistible ascension politique de l’avatar de Cyril Hanouna jusqu’aux portes du pouvoir est l’autre volet de cette analyse au scalpel de la dictature du divertissement médiocre et du fun.

Ses saillies sont toujours aussi cyniques et hilarantes (« Un père juge à Versailles, une résidence principale à Ville-d’Avray, une maison de vacances en Bretagne, scolarité à Sainte-Geneviève, puis Sciences Po et l’ENA, il n’y avait au fond rien de surprenant à ce que Prudence soit devenue asexuelle et végane »), mais les lectures de Houellebecq sont de plus en plus pesantes. N’ayons d’ailleurs pas peur de dire que les cent dernières pages sont traumatisantes. Avant cela, beaucoup d’ennui, d’instants qui n’ont volontairement pas d’épilogues (comme les menaces des terroristes qui finissent par s’évaporer).

Anéantir est le roman de la non-Histoire, de l’individu qui n’a plus aucune prise sur les évènements, qui s’efface face au tragique. Le ministre Bruno Juge, excellent technicien mais dénué de vision de la France, en est l’incarnation, tout comme une proche du personnage : « A quarante ans passés, elle avait l’impression de découvrir la lutte des classes ; c’était un sentiment étrange, déplaisant, un peu sale, elle aurait préféré ne pas le connaître ». Il donne finalement une clef essentielle de son oeuvre : si ses personnages incarnent le non-être, c’est parce qu’ils sont plongés dans une non-Histoire. L’impuissance précède le grand anéantissement : en d’autres termes, le domaine de la lutte ne s’étend plus. Il s’effondre.

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Julien Leclercq

Fondateur du Nouveau Cénacle et auteur de "Catholique débutant" paru aux éditions Tallandier.

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