Partagez sur "Ce que la littérature mondiale doit aux « Misérables » de Victor Hugo"
La réédition des Misérables en Pléiade permet de saisir la portée toujours révolutionnaire du « roman-océan » de Victor Hugo.
Une œuvre gigantesque. Disproportionnée. Monstrueuse, même, par bien des aspects. Ce livre est à l’image de Victor Hugo lui-même : écrasant, génial et intimidant. Si cet ouvrage agaçait Flaubert (« Un livre fait pour la crapule catholico-socialiste », estimait-il) ou Baudelaire (« Ce livre est immonde et inepte ») à cause de sa morale progressiste, il n’en demeure pas moins un roman emblématique du XIXe siècle. N’ayons pas peur des mots : il s’agit même du plus grand. Mais, toujours comme son auteur, nous pensons en avoir pris la mesure. Jean Valjean fait partie de notre patrimoine culturel, tout comme les vilains Thénardier, l’innocente Cosette et l’horrible Javert. Et Victor Hugo, « grand-père de la république » fait figure d’écrivain connu de tous. Il suffit d’ailleurs de visiter le département XIXe siècle de la Bibliothèque nationale de France et ses étagères de biographies consacrées à Hugo pour comprendre que l’homme a supplanté l’œuvre.
« L’auteur de ces lignes peut en témoigner : au sein de la vénérable Sorbonne, il a eu toutes les peines du monde à trouver un directeur de recherche pour l’aider à élaborer son mémoire sur l’auteur de Notre-Dame de Paris. »
La littérature critique hugolienne fait pâle figure comparée à la balzacienne ou à la proustienne. Grâce soit rendue aux travaux de Pierre Albouy, de Guy Rosa et plus récemment à ceux de Myriam Roman ou de Jean-Marc Hovasse pour que l’étude des œuvres de Victor Hugo existe encore au sein de l’enseignement supérieur. L’auteur de ces lignes peut en témoigner : au sein de la vénérable Sorbonne, il a eu toutes les peines du monde à trouver un directeur de recherche pour l’aider à élaborer son mémoire sur l’auteur de Notre-Dame de Paris. La postérité universitaire est ainsi : sélective, parfois à rebours des attentes du public. Hugo et Dumas n’ont pas ses faveurs. L’immense travail accompli par Henri Scepi afin de rééditer Les Misérables en Pléiade est donc à saluer encore plus vigoureusement.
Les Misérables, roman social ?
Ce roman concentre tous les talents de Victor Hugo : son sens de la dramaturgie romantique (ses rebondissements, ses noms d’emprunt, ses travestissements et autres coups de théâtre), sa poétique (la contemplation de l’infini, la méditation sur l’universel) et son génie romanesque. Dans sa préface pour Les Travailleurs de la mer, Hugo écrivait : « Un triple anankè pèse sur nous, l’anankè des dogmes, l’anankè des lois , l’anankè des choses ». Il a analysé le premier à travers Notre-Dame de Paris, le second dans Les Misérables et le troisième dans Les Travailleurs. Les aventures de Jean Valjean constituent plus qu’une simple fresque à travers les faubourgs parisiens enfiévrés par l’insurrection populaire : c’est une réflexion sur la fatalité qui pèse sur l’homme pris dans l’engrenage de la société.
« Aimer et pardonner constituent les deux forces spirituelles de l’Homme reçues par Dieu afin d’œuvrer pour la justice terrestre. »
Dans la préface, Henri Scepi note justement : « Tout le propos humanitaire des Misérables que sous-tend l’axe ordonnateur d’une philosophie sociale guidée par un idéal de progrès, consiste à briser cet enchaînement infernal et à accorder attention à ce peuple inférieur afin que, par un acte d’amour inclusif, il regagne le rang de ces travailleurs ténébreux, mais généreux, qui ont pour but d’inonder le genre humain de lumière« . Il ne s’agit donc pas d’un simple roman « social » visant à exposer la misère. La portée des Misérables est non seulement philosophique mais aussi religieuse : seul l’amour peut racheter les damnés de la société. Aimer et pardonner constituent les deux forces spirituelles de l’Homme reçues par Dieu afin d’œuvrer pour la justice terrestre. N’oublions pas que le livre s’ouvre par un acte de pardon donné par un évêque au personnage central du livre. Cette rémission du péché permettra au bagnard de se racheter.
Une postérité universelle et mondiale
« L’influence de ce roman se mesure à l’échelle francophone (de George Sand à Léon Bloy en passant par Paul Verlaine) mais aussi au niveau du monde. »
Bien plus qu’un « reportage » dans les bas-fonds de Paris, Hugo nous décrit les mécanismes pervers d’une société qui fabrique des pauvres pour les pousser au crime et ainsi s’en débarrasser. Nous retrouvons cette intuition dans Le Peuple de l’abîme (The People of the Abyss) que Jack London fait paraître en 1903. L’auteur de Martin Eden confie ses souvenirs de vagabondage au cœur du Londres miséreux ainsi que son cortège de brimades et de persécutions policières qui ont pour seul but de provoquer la révolte des pauvres et donc leur répression.
L’influence de ce roman se mesure à l’échelle francophone (de George Sand à Léon Bloy en passant par Paul Verlaine) mais aussi au niveau du monde. C’est après avoir lu Les Misérables dès 1863 que Tolstoï décide de composer Guerre et Paix. Dostoïevski confie quant à lui que l’ouvrage concentre « la pensée fondamentale de tout l’art du XIXe siècle » qui permet « le relèvement de l’être humain tombé, écrasé par l’injuste pression des circonstances (…) Cette pensée c’est la réhabilitation des humiliés et de tous les parias rejetés par la société ». Plus récemment, la persistance des affiches publicitaires de la comédie musicale des Misérables dans American psycho de Bret Easton Ellis est un hommage à Hugo et un moyen de signifier au lecteur qu’au sein de notre monde ultra-capitaliste, la noirceur de l’homme se révèle encore plus terrifiante.
La qualité des notes de cette réédition en Pléiade est un moyen de mesurer l’ampleur des Misérables. Nous n’en avons pas terminé avec Hugo ni avec la question redoutable qu’il nous pose à travers toute son œuvre : le peuple peut-il se guider lui-même vers les chemins de la liberté ? Si la question reste en suspens, le pouvoir de la littérature ne fait quant à lui aucun doute, car comme il l’affirme : « Les despotes sont pour quelque chose dans les penseurs. Parole enchaînée, c’est parole terrible ». La sienne fait encore vaciller les consciences du XXIe siècle.
___
Victor Hugo, Les Misérables, Gallimard, collection La Pléiade, édition d’Henri Scepi avec la collaboration de Dominique Moncond’huy, 22 février 2018, 1824 p.