Partagez sur "Ce que l’amour devient dans « Ça Raconte Sarah », de Pauline Delabroy-Allard"
Décrire la passion amoureuse soudaine, fugace et profonde est un projet ambitieux pour un premier roman. Pari réussi par Pauline Delabroy-Allard qui offre à cette rentrée littéraire 2018 un petit goût de nouveauté enfin intéressante.
Le roman paru aux éditions de Minuit était encensé par la presse spécialisée depuis plusieurs semaines. Parfois complètement injustifié, l’emballement parait cette fois logique tant ce livre est une barre énergétique de littérature. Tout y est condensé : la passion amoureuse racontée et vécue par la narratrice, la fugacité du sentiment amoureux, la puissance de la relation humaine. La première partie du roman rappelle au lecteur ses émois sentimentaux et permet d’emblée une identification qui est bienvenue. La narratrice vit donc une vie tranquille de fonctionnaire et va rencontrer Sarah, femme stellaire dont elle va tomber amoureuse. Cela se passe à Paris mais en plein XIXe siècle, sous la plume des réalistes, cela aurait eu lieu dans une petite ville de province. Derrière le récit amoureux c’est aussi une étude des mœurs contemporaines qui se joue : comment tombe-t-on amoureux dans les années 2010 ? qu’est-ce que l’amour à notre époque ? La narratrice vit sa première relation amoureuse homosexuelle et la partage avec nous.
« L’amour comme Icare se brûle les ailes d’aller trop fort, trop vite, trop haut. »
Qu’à cela ne tienne, Sarah aurait pu être un homme. Il ne s’agit pas d’un récit sur l’homosexualité mais bien sur la profondeur du sentiment amoureux. L’objectif de l’auteure parait simple : « ça raconte ça, la vie éclatante en toute circonstances » (p. 83). Elle y parvient en jouant franc-jeu, l’amour n’est pas le sentiment le plus facile à ressentir encore moins à entretenir. En à peine deux cent pages, Pauline Delabroy-Allard parvient à hisser les cœurs au sommet des montagnes les plus hautes. L’amour comme Icare se brûle les ailes d’aller trop fort, trop vite, trop haut. La première partie du récit est particulièrement réussie : le portrait de Sarah et le développement du sentiment amoureux y sont nerveux, efficaces, écrits dans un style rappelant immanquablement Duras mais avec un tâtonnement supplémentaire qui reflète la puissance du ressenti.
Derrière le récit amoureux c’est aussi une étude des moeurs contemporaines qui se joue : comment tombe-t-on amoureux dans les années 2010 ?
Dès la fin de cette première partie, la narratrice commence à perdre pied « elle ne comprend pas que je suis à bout de forces de cette vie qui va trop vite » (p.93). Le personnage de Sarah est rapidement associé à l’élément du soufre et à son symbole chimique représenté par la lettre S. Cette lettre dont la forme rappelle le serpent illustre parfaitement les émotions partagées entre les deux femmes : amour, répulsion, dégoût, sexe puissant et débordant. L’ascenseur émotionnel est au rendez-vous et rappelle au lecteur que la littérature permet d’abord ceci : l’expression des émotions profondes.
Lyrisme hachuré et héritage assumé
Ce livre reçoit des éloges de toutes parts. Cependant il est de ces romans qui divisent, que l’on admire ou que l’on déteste. Le lecteur a une vague idée de ce qu’il attend lorsqu’il achète un roman estampillé « Éditions de Minuit ». Ce livre ne sera pas au gout des détracteurs de Duras, de la littérature qui joue sur la forme, que l’on réduit trop souvent au Nouveau Roman. Pauline Delabroy-Allard est une filleule littéraire de Marguerite Duras : l’héritage est bel et bien présent, revendiqué même plusieurs fois dans le roman. « Je découvre la mort de Yan Andréa dans un Libé chouré sur un banc » (p. 57), p. 76, la narratrice offre un exemplaire de Hiroshima Mon Amour à sa bien-aimée Sarah ; la figure tutélaire de Marguerite Duras se présente d’autres reprises encore dans le roman. La liste de tuteurs revendiqués ne s’arrête pas là. Ça raconte Sarah constitue aussi une liste de conseils pour découvrir des émotions face à des oeuvres parfois oubliées : Duras donc est très présente, Hervé Guibert fait son apparition, les films d’Alain Resnais ou de François Truffaut. Quelques références plus ou moins cachées à certaines chansons offrent la plus grande richesse de la littérature : renvoyer vers d’autres œuvres et ainsi ne jamais s’arrêter.
Pauline Delabroy-Allard est une filleule littéraire de Marguerite Duras : l’héritage est bel et bien présent, revendiqué même plusieurs fois dans le roman.
Enfin, d’un point de vue stylistique le roman offre une diversité intéressante : la première partie, digne fille des textes les plus amoureux de Duras apparait très courte, hachurée, constituée de chapitres extrêmement courts, qui ont le mérite de faciliter la lecture, ce qui est un cadeau pour le lecteur impatient. Ce livre sera sans doute un jour lu par des jeunes étudiants en lettres et ils pourront s’amuser à analyser les traces de lyrisme parsemé un peu partout : les phrases sont très courtes, comme si elles n’étaient qu’à peine verbalisées, les pronoms de première et de troisième personne du singulier, au féminin, sont très nombreux et font glisser le récit dans un duo intimiste proche parfois de la surdose. La seconde partie plus sombre, permet au récit de sortir de son entrelacement et le transforme en un quasi roman d’aventures : la narratrice se retrouve on ne sait trop comment (elle non plus d’ailleurs) dans un appartement de Trieste, non loin de la campagne de Slovénie où elle chercher à se « laver les yeux » avec le bleu de la mer Adriatique.
Malgré une overdose de « elle », Pauline Delabroy-Allard offre un roman riche et intime sur la complexité du sentiment amoureux. Et l’on se souvient qu’on a d’abord aimé la littérature pour l’amour, sa beauté et son horreur.
Crédit photo : D. Chanet, 2018