Partagez sur "Clément Bosqué : « En Blake, je vois le créateur par excellence »"
Clément Bosqué a 34 ans. Il a quitté l’Éducation nationale pour exercer le métier de directeur d’établissement hospitalier dans la protection de l’enfance et dirige aujourd’hui un institut de formation au sein d’une Fondation. Il est l’auteur d’un roman co-écrit avec Emmanuelle Maffesoli, Septembre ! Septembre ! (Léo Scheer, 2013). On relève sa signature dans les publications suivantes : Atlantico, Les Lettres Françaises, Les Cahiers Européens de l’Imaginaire, La Revue Littéraire. Il anime son blog, Le Trébuchet.
Il est enfin l’auteur de traductions de l’anglais aux éditions Slatkine (Music is my mistress, l’autobiographie de Duke Ellington, ainsi que Les Examens de conscience du psychanalyste américain Stephen Grosz). Il nous présente au cours de cet entretien son recueil d’aphorismes paru dans le dernier numéro de la Revue Littéraire.
Julien Leclercq : Tout d’abord, pouvez-vous nous présenter la Revue Littéraire ainsi que ce nouveau numéro ?
Clément Bosqué : La Revue Littéraire s’inscrit dans la tradition des grandes revues littéraires, telles qu’elles existaient jusque dans les années 80, et à laquelle ont renoncé toutes les maisons d’édition, à commencer par Gallimard, qui ont laissé le pouvoir exclusif de la promotion et de la critique littéraire aux médias. Il s’agit de redonner aux auteurs et aux éditeurs le pouvoir de dire ce qui se fait en littérature véritable aujourd’hui en France. Donc de l’ultra contemporain plus que de l’actualité. Pour ce numéro en particulier, en dehors du sommaire classique, repris dans chaque numéro avec ses rubriques typiques des revues littéraires, il y a le texte d’Angie David et de Richard Millet qui tente de casser l’esprit de sérieux qui tue le milieu littéraire, en retrouvant l’esprit potache, décalé, drôle des Pataphysiciens ; il y a aussi cette nouvelle « sous rubrique » dans les textes, avec l’ensemble de contributions consacrées au Graal, principe qui sera repris ensuite de confier à plusieurs écrivains le soin de parler d’un grand livre de l’histoire de la littérature, que personne ne lit, et qui pourtant domine le champ littéraire. Et sinon, toujours une variété de textes, prenant des formes aussi diverses que mes aphorismes, une nouvelle, des textes poétiques, ou polémiques… Jamais de thème dans la Revue Littéraire, toujours cette variété de formes qui fait l’intérêt de la littérature, réduite actuellement au seul genre romanesque, et encore d’une tenue grossière…
JL : Pourquoi avoir choisi l’aphorisme ?
Clément Bosqué : Ces petits textes ont été dégagés à coup de pioches de textes souvent beaucoup plus longs. Je voulais voir à quoi j’aboutirais en éliminant tout ce qui n’était pas essentiel. J’ai donc taillé dans la masse d’arguments, de précautions, d’incises, de prolongements et de parenthèses. C’est un exercice salutaire que d’émonder ainsi ses textes, même si, au départ, il a fallu laisser la pensée venir, s’exhaler. Un petit nombre s’est présenté dès le départ sous une forme courte et ramassée.
« C’est un spectacle ravissant lorsque, prenant un peu de recul avec ce que l’on a écrit, on voit soudain apparaître, derrière l’apparent chaos, un ordre ».
JL : Je noircis moi-même des carnets depuis de nombreuses années en y notant mes aphorismes et quelques citations. Impossible cependant de considérer cela comme une « œuvre » car il n’y a aucune cohérence. Quel fil directeur percevez-vous dans ce recueil ?
Clément Bosqué : J’ai constaté que ces éclats tournaient souvent obscurément autour d’une même notion, comme les stèles en cercles concentriques du néolithique. Je les ai, pour ainsi dire, laissés se regrouper d’eux-mêmes, m’indiquer eux-mêmes leur cohérence. C’est un spectacle ravissant lorsque, prenant un peu de recul avec ce que l’on a écrit, on voit soudain apparaître, derrière l’apparent chaos, un ordre. Le grand critique Jean-Pierre Richard parlait de “thèmes” pour qualifier ces paysages et motifs propres à un auteur et qui peuvent lui être, pour une large part, inconscients.
JL : Nous sommes parfois à la limite du poème en prose. Quelle limite tracez-vous entre les deux ?
Clément Bosqué : L’effort de concision (étymologiquement, concisio désigne l’action de couper !) conduit à avoir une approche poétique de la langue. À un certain de niveau de condensation, le sens se met à faire des étincelles ; la moindre virgule, le moindre adjectif ajouté ou supprimé peut déséquilibrer l’ensemble. C’est ce qui se passe au Mikado, quand on n’a plus que quatre ou cinq baguettes… l’argumentatif voisine donc avec le poétique (ou pour mieux dire au plus lyrique). Par ailleurs, les moins argumentatifs n’en disent pas moins quelque chose. Songeons aux haikus japonais qui rassemblent, en une ou deux touches, une image et une idée. L’image est porteuse de sens, d’un propos ; de même que l’argument est bien sec s’il ne s’épanouit pas dans une image.
JL : S’y frotter n’est-il pas intimidant ? Les grands « aphoristes » comme Cioran ou Wilde sont tout de même des ombres intimidantes …
Clément Bosqué : C’est une question qui souffre quelque discussion. Peut-on écrire après ceux qui ont eu tant de génie ? Comment ose-t-on ? C’est peut-être de l’âge romantique que vient cette angoisse de l’influence (c’était en son temps la thèse du critique américain Harold Bloom) qui nous fait considérer nos aînés, non comme des pairs, mais comme des pères à l’autorité écrasante. N’oublions pas que l’auteur est, étymologiquement, lié à l’acte de augere, de fonder en acte ou en parole, c’est-à-dire de créer. Je trouve plus intimidant d’être à la hauteur de ce dont on est l’auteur – d’en garantir la valeur. En ce qu’il ne s’agirait pas de monnaie de singe empruntée ici ou là, ou à tel ou tel, mais le fruit de profonde réflexion ou méditation, dictée non par la recherche de quelque effet, mais d’une vérité. Dans ce registre, les “proverbes” du Mariage du Ciel et de l’Enfer de William Blake m’ont marqué. J’ai aimé le recueil de Nabe, Chacun mes goûts.
« En Blake, je vois le créateur par excellence, accouchant de cosmogonies et de mythologies à la fois parfaitement personnelles et liées à une tradition antique, païenne autant que chrétienne et ésotérique ».
JL : Quelles sont vos principales influences ?
Clément Bosqué : En Blake, je vois le créateur par excellence, accouchant de cosmogonies et de mythologies à la fois parfaitement personnelles et liées à une tradition antique, païenne autant que chrétienne et ésotérique. Ayant été élevé dans l’indifférence religieuse la plus complète, tout ce qui touche au mystique ou au sacré me bouleverse – y compris les études anthropologiques de Mircea Eliade sur l’homo religiosus. Je me suis beaucoup intéressé au moment romantique et à la fascination pour le genre épique, dans laquelle je perçois à la fois l’hubris moderne et la nostalgie pour un ordre mythique balayé par la modernité, mais qu’il s’agirait de « retrouver ». Ce besoin me semble toujours très actif de nos jours, en témoigne, qu’on en soit ou pas client, tout le genre fantasy. J’aime le style de Bossuet, de Retz, de Vigny, de Suarès et quelques autres grands méconnus. Je lis avec parcimonie et une attention d’entomologiste au détail, tellement que je « dévore » rarement les pavés français ou ce que Kerouac appelait avec raillerie “les gros romans américains”. Dans le champ anglophone, j’aime Edgar Poe dont la taphophobie (la peur d’être enterré vivant) me paraît emblématique du drame de la culture occidentale hantée par la crainte de périr étouffée dans un mausolée à sa propre gloire. J’admire le style de ma co-auteure Emmanuelle Maffesoli. Il a beaucoup de qualités qui manquent au mien – souvent bien trop corseté.
JL : Nous devinons l’influence d’un certain Philippe Muray … Je cite : « Panique chez le critique, pour la bonne raison que le dogme du temps, dont il assure la prêtrise, veut que seul l’artiste contestataire soit légitime ». L’Art a-t-il une chance de survivre sans l’onction médiatique de la « rebellocratie » ?
Clément Bosqué : Dans plusieurs décennies, on caractérisera peut-être notre époque par cette tendance, virant parfois au ridicule, à assigner à l’artiste la mission d’être un « dissident ». Je ne suis pas inquiet pour l’Art, qui a toujours résisté aux suprématies successives de ce que les historiens d’art appellent les « styles ». Mais quant à moi, je ne partage pas la posture “critique” de Philippe Muray, fût-elle antimoderne, car l’esprit critique me paraît être, comme je l’écris, une “mamelle de la modernité, asséchée comme une outre vide”. Vanité de la critique et ses postures attristées : c’est ce qu’avec Emmanuelle Maffesoli nous suggérions dans notre roman Septembre ! Septembre ! L’Art survivra en faisant ce qu’il a toujours fait de mieux : dire bellement les joies et peines de son temps. C’est une tâche suffisamment exigeante.
« Il y a toujours eu un art d’élite et un art populaire, mais il est problématique que se fasse une sorte de rupture entre les deux ».
JL : Nous sentons parfois un certain désarroi, ainsi cet aphorisme : « La modernité a fait de la poésie une chose invendable et minuscule ». Qu’est-ce qui a contribué au déclin de la poésie contemporaine ?
Clément Bosqué : Je me sens proche du “désespoir paisible” de Vigny et des stoïques. Le modernisme littéraire et poétique se caractérise comme un éclatement des formes et une réduction de la poésie à un assemblage précieux (au sens péjoratif) de mots rares sur le papier. “Invendable”, c’est ce que revendique une certaine posture artiste, qui en conserve beaucoup trop d’orgueil. Minuscule, oui, c’est-à-dire repliée sur elle-même, sur sa pureté, sur un lectorat loqueteux. Où sont nos épopées d’aujourd’hui ? me semble être la seule question qui vaille. Il y a toujours eu un art d’élite et un art populaire, mais il est problématique que se fasse une sorte de rupture entre les deux. Don Juan de Byron est une vaste épopée, parodique et dont certains morceaux furent populaires – encore un exemple inspirant.
JL : J’aime beaucoup cet aphorisme : « Mystérieuse obstination de l’esprit humain par laquelle nous nous faisons un devoir de répéter, au pied des temples consacrés, notre attachement aux vieux mythes, tout en disant secrètement force prières, à la dérobée, presque à l’insu de nous-mêmes, pour de plus nouvelles et fraîches déités, à peine sorties du bois ! ». La quête du neuf est-elle incompatible avec la spiritualité ?
Clément Bosqué : En écrivant cela, je songeais, mettons, à un bon républicain laïciste, se croyant l’héritier de Descartes, et soudain fasciné et dans un rapport rien moins que religieux avec telle ou telle chanteuse populaire, tel ou tel rituel collectif. Il faudrait d’ailleurs se demander si les “fraîches déités” ne sont pas au fond les plus anciennes choses qui soient, revêtues toujours des atours de la nouveauté : la force des éléments, le sentiment du cosmos, la peur du chaos. Vernant rappelle que les deux divinités fondamentales furent Chaos, le vide, la béance, le gouffre, et Gaia, qui est ce qui a une forme. Un autre grand spécialiste, Paul Veyne, se demandait si les Grecs croyaient vraiment à leurs mythes. Je ne sais pas si les Grecs y croyaient encore, mais il est à croire que nous, nous y croyons toujours !
JL : Dans les différents chapitres (surtout « Politique » et « Histoire »), nous sentons un regard critique sur le monde. Alors, êtes-vous « antimoderne » ?
Clément Bosqué : À la posture surplombante de ceux qui “prétendent parler pour ou au nom des autres” (Michel Maffesoli, Le Rythme de la vie), je préfère la sagesse antique ou, à tout prendre, l’humour de l’américain Twain ou de l’anglais catholique Chesterton. Il ne faudrait pas confondre un gai scepticisme avec l’esprit critique revendiqué par trop de tristes sires !