Partagez sur "D’Aristote à Michel Henry, la recherche de l’âme perdue"
En 1907, le docteur américain Ducan MacDougall réalise une expérience qui tend à prouver l’existence de l’âme. En pesant les corps de patients mourants avant et après leur décès, il constate – dans le cas d’un seul patient seulement – une perte de poids d’environ 21 grammes.
Il se hâte alors de rédiger un article pour faire part à la communauté scientifique de ses travaux. Publié dans le New York Time du 11 mars, il s’intitule : « The soul : hypothesis concerning soul substance together with experimental evidence of the existence of such substance ». À la grande déception de MacDougall, l’article n’intéresse que les amateurs de science-fiction : le romancier André Maurois s’en inspire pour écrire Le peseur d’âmes (1931), roman qui inspirera à son tour le réalisateur Alejandro González Iñárritu pour son film 21 grammes (2003). De même, le célèbre médecin de l’Empire, François Broussais, déclara, non sans ironie, après avoir disséqué un cadavre, n’avoir rien trouvé qui ressemble de près ou de loin à une âme.
Ces faits historico-scientifiques en disent plus sur l’embarras dans lequel ont pu se trouver certains scientifiques lorsqu’ils se sont penchés sur la question de l’âme à une époque où l’on ne savait déjà plus très bien de quoi il en retournait, que sur leur capacité à véritablement démontrer l’existence ou l’inexistence de l’âme. Ils révèlent l’écart impressionnant qui nous sépare de nos prédécesseurs grecs et latins, pour qui l’âme n’était pas un objet incertain, laissé à la croyance de chacun, mais une évidence. Comme l’écrit Élie During dans son anthologie : « S’agit-il bien [d’ailleurs] de croire ou de ne pas croire à l’âme ? Ne s’est-il pas toujours agi d’y penser, pour voir ce que cela donne ? » Puis, il ajoute : « Le problème de l’âme, ce n’est pas essentiellement celui de son existence – problème empirique, trop empirique […].[1] » En effet, les Grecs ont su prendre en charge, conceptuellement parlant, le concept d’âme, l’intégrer à leurs systèmes d’explication du monde et de l’homme. Car l’âme, pour les philosophes grecs, a d’abord été un concept fonctionnel, dont la « fonction » était de penser des problèmes précis, et de pouvoir rendre compte rationnellement d’un ensemble de phénomènes réels, ceux qui sont propres aux êtres vivants. Ainsi le traité De l’âme d’Aristote, qui fut un véritable « best-seller » durant l’Antiquité tardive jusqu’à la fin du Moyen Âge (sous le titre latin De anima), largement commenté par les philosophes et les scolastiques (qu’on pense par exemple à Alexandre d’Aphrodise, à Averroès, à Jean de la Rochelle ou encore à Jean Buridan), est en fait un traité de biologie qui aurait pu s’intituler Du vivant – « biologie », au sens que revêtait ce terme dans l’Antiquité grecque : bios signifiant la « vie » et logos le « discours rationnel » : la biologie est ainsi un « discours sur le vivant », une branche de la physique ou « philosophie de la nature »). Dans son traité, Aristote prend comme point de départ que « l’animé diffère de l’inanimé par la vie[2] ». Parmi les êtres naturels, certains sont pourvus d’une âme qui joue le rôle d’un principe interne de mouvement et de changement (qu’il s’agisse de croître ou de se reproduire, de sentir ou de penser). L’âme est conçue comme étant la forme (morphè, en grec, qui désigne, non les « contours » d’un être mais son « essence ») d’un corps, auquel elle est étroitement unie. Les deux (l’âme et le corps) formant ensemble un composé hylémorphique (de hulè, en grec, signifiant « matière » et de morphè). Loin d’être un objet de superstition, donc, l’âme est un objet d’étude scientifique, dont l’existence n’est pas mise en doute, comme le souligne Monique Dixsaut, qui rappelle que pour les Grecs « l’union [de l’âme et du corps] est un fait ; on n’est pas chez Descartes, ce n’est pas la distinction substantielle de l’âme et du corps qui est première[3] ».
Comment comprendre que la notion d’âme, dont seuls les poètes et les religieux nous parlent encore, nous semble aujourd’hui si désuète, si naïve, pour ne pas dire insignifiante (au sens littéral du terme : « qui ne signifie (plus) rien ») ? La question de l’existence de l’âme est en fait très récente et le fait qu’elle soit posée prioritairement est symptomatique de notre profonde incompréhension de ce que le terme a pu recouvrir par le passé. Car nous avons été comme « dépossédés » de tout un héritage intellectuel riche et complexe, de tout un travail philosophique et théologique de conceptualisation de la notion, par une rupture qui s’est produite, pour l’essentiel, au XVIIIe siècle, avec les philosophes des Lumières et le travail de déconstruction qu’ils ont opéré sur les concepts de la métaphysique traditionnelle. Dès lors, pour nous, l’âme a cessé d’être un problème, un objet de la pensée, pour devenir un mystère et finalement terminer dans les poubelles de la superstition. À l’article « Âme », dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire traite la question avec indifférence et légèreté : « Nous appelons âme ce qui anime. Nous n’en savons guère davantage […] ; personne n’a trouvé ni ne trouvera.[4] » Mais sans doute la rupture n’a-t-elle été possible que parce que la modernité, que Descartes inaugure, avait déjà opéré sur le concept d’âme une réduction de sens importante.
Avec Descartes, en effet, la matière devient par elle-même capable de mouvement et d’organisation, le corps gagne son autonomie par rapport à l’âme qui se trouve « réduite » ou résumée à sa partie intellective : elle est la res cogitans, la « substance pensante » qui découvre par elle-même sa propre et indéniable existence, par une intuition évidente (le cogito). À partir de là l’âme est identifiée à la pensée, à l’« esprit » (terme qui se traduit par le latin mens, qui a donné « mental » en français, et rendu par l’anglais spirit, qui a donné le mot « spirituel » ; on utilise le terme « esprit », du reste, comme synonyme de « fantôme », pour désigner un être « désincarné », c’est-à-dire non-constitué de chair, de matière). Pourtant, il s’agit bien d’une réduction de sens qui ampute la notion d’âme d’une part importante de sa signification (songeons, par exemple, que nous pouvons perdre l’esprit sans perdre notre âme). Il y a une triple identification qui s’opère progressivement, du XVIe au XVIIIe siècle, entre l’âme, la pensée et le sujet (ou le « moi »). Observons que si l’existence de l’âme humaine n’a été véritablement remise en question qu’avec les philosophes des Lumières, cela n’a toutefois pas été fait de manière systématique : même un matérialiste comme La Mettrie, que Diderot tenait pour un fanatique, a maintenu ce concept dans son anthropologie, car il en sentait la nécessité pour rendre compte d’un ensemble de phénomènes qu’il ne parvenait pas à expliquer par les seules propriétés de la matière. Ce dualisme des substances perdurera jusqu’au XXe siècle, non seulement chez bon nombre de philosophes, mais aussi chez certains scientifiques : « John Eccles fut peut-être l’un des derniers biologistes à croire au clivage dualiste entre l’esprit et le corps » souligne le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux[5]. De même, Laura Bossi explique dans son Histoire naturelle de l’âme que bien des problèmes philosophiques et scientifiques actuels (dont on débat encore), comme le « mind-body problem », sont généalogiquement liés à la question de l’âme et à sa centralité : « Les adeptes des neurosciences étudient la conscience et ses relations avec le corps. Les médecins « réanimateurs » essayent de définir le moment précis du passage entre la vie et la mort. Les accoucheurs s’interrogent sur l’âme de l’embryon […]. Les savants s’appliquent à construire des créatures douées de vie ou d’intelligence artificielle. Les juristes et les experts statuent sur la personne humaine et sur les difficiles questions soulevées par les avancées de la science […]. C’est chez ces scientifiques que nous retrouvons, vives et passionnées, les controverses sur la nature de l’âme inaugurées par les Grecs.[6] »
La critique kantienne de la psychologie rationnelle exposée dans la Critique de la raison puremarque un tournant décisif, puisqu’elle exclut du champ expérimental de la science la question de l’existence de l’âme (identifiée au « moi ») : il s’agit, nous dit Kant, d’un concept que l’entendement ne peut rapporter à rien dans l’expérience sensible, et qui par conséquent « tourne à vide ». En 2003, le philosophe Michel Henry écrit un article, intitulé : « Le concept d’âme a-t-il un sens ?[7] », dans lequel il prend le contre-pied de Kant et envisage la possibilité d’une « expérience » de l’âme, faite par le sujet qui serait capable de l’intuitionner dans le champ de l’intériorité, c’est-à-dire, paradoxalement, du corps. Notre rapport au corps, en effet, est essentiellement discordant : ni tout à fait moi, ni tout à fait autre (que moi), il est à fois ce par quoi j’impose ma présence au monde, et ce par quoi le monde m’affecte, en étant lui-même un élément de ce monde. Le corps est cet étranger qui m’est si intime, le plus intime de tous les autres. Ainsi, Chantal Jacquet observe que « contrairement aux objets matériels, qui peuvent être appréhendés comme une pure extériorité, le corps humain est un être complexe, car il brouille la distinction entre sujet et objet.[8] »
Si nous nous enrichissons aujourd’hui encore des textes des philosophes grecs, et que peut-être ces textes n’ont jamais été aussi lus ou du moins fréquentés par le grand nombre qu’ils ne l’ont été dans toute l’histoire de l’humanité, il n’est pas rare que nous nous contentions, pour saisir le sens du terme « âme », de lui en substituer un autre : la « pensée », l’« esprit », la « vie », etc. Nous ne faisons alors que déplacer le problème, car ces termes de substitution souffrent du même manque de détermination : qu’entendre, précisément, par « pensée », etc. ? Plus grave encore, nous faussons la lecture du texte, dans lequel le concept a une signification précise et est porteur d’enjeux singuliers. Dans son traité De l’âme, Aristote insiste bien sur le fait que l’âme n’est pas un épiphénomène, mais qu’elle est bien « quelque chose du corps[9] », au sens où elle est faite pour informer un corps sans lequel elle ne saurait exister, de même que le corps est, dit-il, un « simple instrument de l’âme[10] » – « instrument » se traduit par le grec organikon, qui a donné le français « organe » : ainsi, la faculté de voir ne pourra s’effectuer que si le corps possède des yeux ; la faculté de se reproduire, que si le corps possède des organes reproducteurs ; etc. Tous les corps ne sauraient « recevoir » et assumer toutes les facultés de l’âme (une plante, par exemple, ne saurait penser, car elle ne possède pas la faculté intellective). La position d’Aristote n’est pas dualiste, l’âme ne se trouve pas « enfermée » dans le corps comme un oiseau en cage, elle est consubstantielle au corps. Plus encore, si l’âme est le principe de vie de tous les vivants, humains comme non-humains, et si l’homme est bien un animal au sens où il possède (aussi) les facultés de croître (âme végétative) et de sentir (âme sensitive), il est toutefois plus qu’un animal, car il possède la faculté de penser – plus précisément, la capacité de penser scientifiquement (âme intellective), c’est-à-dire, de philosopher. Cette capacité est supérieure aux autres en un point : elle ne relève pas du pur besoin biologique, de la nécessité vitale ; le sujet ne s’y trouve pas réduit à l’état de « moyen » en vue de réaliser des besoins ou des désirs auxquels il est contraint (se nourrir, se déplacer pour se protéger, etc.), mais il est comme « appelé » à réaliser pleinement son essence d’homme, à transcender sa part animale. C’est sa volonté libre qui est sollicitée par une telle faculté, sa force de devenir, et non sa simple capacité de réagir à des stimulus. L’homme est ainsi un être qui a à se réaliser dans le monde, qui ne saurait se contenter d’être (seulement) ce qu’il est de fait. Non pas chose parmi les choses dans le monde, mais sujet face au monde. C’est pourquoi, observe Cioran, seul l’homme est capable d’insomnie, parce que seul l’homme peut rater : « il n’existe pas, dans tout le règne animal, d’autre bête qui veuille dormir sans le pouvoir[11] ». Un oisillon qui s’apprête à sauter du nid pour prendre son premier envol ne fait pas d’insomnie la veille, il n’est pas tourmenté par l’idée de « ne pas y arriver ». Ne pas réussir à s’envoler n’équivaudra pas, pour lui, à « rater sa vie ».
Cette conception « naturaliste » de l’âme que l’on trouve chez Aristote contraste avec celle qui se laisse entrevoir dans le Phédon de Platon. Étrangement, ce dialogue résonne avec une intuition très contemporaine : lorsque nous nous posons la question de l’existence de l’âme aujourd’hui, nous nous posons en fait la question de son – et donc de notre – immortalité. Or, c’est dans ce dialogue que nous trouvons l’idée exprimée par Socrate selon laquelle philosopher, c’est apprendre à mourir : « tous ceux qui s’appliquent à la philosophie et s’y appliquent droitement ne s’occupent de rien d’autre que de mourir et d’être morts[12] ». Chez Platon, en effet, si l’âme informe bien le corps, elle en pâtit néanmoins : l’incarnation est pour elle contre nature, elle est un « accident », une violence qui lui est faite. Loin d’être une affirmation injustifiée et gratuite, c’est toute l’anthropologie et l’épistémologie platoniciennes qui sont mobilisées ici, par la question de l’âme. De même que le monde sensible, pris dans un perpétuel changement, est une « copie » dégradée du monde intelligible dont il ne partage pas la perfection ontologique, et qui par conséquent ne répond pas aux critères exigés par la science (la permanence et l’unité de l’être), de même le corps nous ramène à la singularité de notre expérience sensible et nous détourne de la connaissance scientifique des réalités intelligibles. Ainsi, Monique Dixsaut écrit : « Accaparant l’attention de l’âme et lui enlevant le loisir de penser, le corps interfère aussi en lui imposant insidieusement ses valeurs et ses fausses évidences, par exemple que l’agréable est le bon, que la sensation est la science, ou encore qu’exister est nécessairement être quelque part […][13]. » Le corps est une source de confusion pour l’âme, qui lui fait prendre le singulier pour l’universel, l’intérêt pour le juste, le plaisir pour le bien, la force pour le droit, etc. Il s’agira donc, dit Socrate, de s’exercer à mourir : « le philosophe déliera son âme, autant qu’il le peut, de toute association avec le corps ». La précision « autant qu’il le peut » nous indique déjà qu’il s’agit ici de « mourir » en un sens métaphorique, et que la mort n’est jamais « pleinement » ni véritablement réalisée. Mourir, c’est délier son âme de son corps, c’est donc faire ce que réalise symboliquement l’acte de penser chaque fois qu’il se produit : une prise de distance intellectuelle avec la réalité sensible immédiatement présente et perceptible. Mourir, en un sens, est la condition de toute pensée véritable, qui ne saurait se réduire à une pure conscience du présent, dans lequel celle-ci se trouverait pleinement immergée. Ainsi, c’est par une discipline du corps – et non une « mortification » – que le philosophe parviendra à libérer suffisamment son âme des sollicitations qui sont étrangères à sa nature (les besoins corporels, les désirs biologiques, etc.) pour se consacrer à la science, activité à travers laquelle tout homme peut donner à son existence une justification plus haute que la simple subsistance. Nous pouvons noter que la mortification du corps, du reste, ne serait pas d’un grand intérêt pour le philosophe, et lui serait même préjudiciable : non seulement un corps souffrant ou malade ne laisse pas l’âme tranquille (essayez-donc de philosopher avec une rage de dents !), mais de plus, ce serait prendre la mort du corps, qui est une fin, pour la mort véritable (celle de l’âme), qui est une ouverture du fini sur l’infini, une expérience de l’éternité dans le temps, faite par le sujet. Est-ce à dire que Platon rejette l’idée de l’immortalité de l’âme en tant que telle ? Si, dans le Phédon, une telle théorie n’est pas affirmée, la survivance de l’âme à la mort du corps est toutefois envisagée sous la forme d’une espérance : si l’âme est toute entière tournée vers l’éternité de l’être et que le monde sensible n’est pas un objet d’intérêt pour elle, alors il est effectivement raisonnable de penser – et cela ne constituera un paradoxe qu’en apparence – qu’elle n’est pas faite pour la mort.
[1] L’âme, Flammarion, GF, Paris, 1997, p. 31.
[2] De l’âme, 402a5-10, Paris, Vrin, 2010, p. 97.
[3] Platon et la question de l’âme ; études platoniciennes II, Paris, Vrin, 2013, p. 14.
[4] Paris, Gallimard, Folio classique, 1994 (publication originale en 1764), p. 46.
[5] La nature et la règle. Ce qui nous fait penser, Paris, Odile Jacob, 2008 (publication originale en 1997), p. 19.
[6] Paris, PUF, Science, histoire et société, 2003, p. 3.
[7] Michel Henry, « Le concept d’âme a-t-il un sens ? », Phénoménologie de la vie ; I, De la phénoménologie, Paris, PUF, 2010.
[8] Le corps, Paris, PUF, 2017 (publication originale en 2001), p. 7.
[9] Op. cit., p. 89.
[10] Ibid., p. 89.
[11] Syllogismes de l’amertume, Gallimard, Folio essai, 1987 (publication originale en 1952).
[12] Platon, Œuvres complètes, Phédon, 64a-b, Paris, Flammarion, 2017 (première édition en 2008), p. 1179.
[13] Monique Dixsaut, op. cit., p. 18.