Paul Gauguin ( 1848-1903) a partagé avec le poète Stéphane Mallarmé le même idéal d’un art total comme moyen d’exploration du monde et de l’humanité.
Un peintre symboliste ?
Très proche, en effet, des poètes symbolistes, le peintre Gauguin n’a cessé de traduire par sa palette le même idéal grâce à une peinture épurée qui a su rendre la réalité observable plus forte et plus mystérieuse encore.
La perte du pucelage ou l’Eveil du printemps (huile sur toile, 90 x 130 cm, Paris 1890, coll. Chrysler Museum of Art, Norfolk)
Cette toile d’une femme nue fait partie d’une longue série de grands nus allégoriques qui vont illustrer la même démarche de l’artiste.
Pour cela, il choisit des tons stridents disposés en aplats à larges coups de brosse.
Ce peintre a toujours le souci de rendre la scène étrange et mystérieuse, jouant sur la dissonance des tons de brun, rose, vert et bleu.
Son travail sur la couleur restitue ce paysage d’automne vallonné qui plonge sur la mer, inspiré très certainement du port de Pouldu qu’il a connu en Bretagne.
Le renard sur l’épaule de cette femme est loin d’être anecdotique puisque pour le peintre il est le « symbole indien de la perversité ».
C’est pourquoi cet animal adopte une position étrange avec sa patte entre les seins de la jeune femme tout en regardant en même temps le spectateur de son regard diabolique.
Remonter aux sources de l’humanité
Dès son retour aux Antilles en 1887, Gauguin a compris une leçon qui va inspirer tout son art ultérieur : « Pour faire neuf, il faut remonter aux sources, à l’humanité en enfance. L’Eve de mon choix est presque un animal: voilà pourquoi elle est chaste, quoique nue », déclare-t-il à Eugène Tardieu dans L’Echo de Paris du 13 mai 1895.
L’artiste aspire par conséquent à un idéal d’archaïsme naïf, débarrassé de l’influence de la civilisation.
Mais très tôt aussi, il va aller de désillusion en désillusion.
Déjà en Bretagne et à Arles, il ne découvre ni piété ni magie mais seulement de la peine et de la misère. Son mythe rousseauiste du « bon sauvage » se heurte chaque fois à la dure réalité des faits.
Ensuite à Tahiti puis après aux Marquises, il constate avec désarroi que la religion et la culture ancestrales n’existent plus dans ces îles lointaines , anéanties depuis longtemps déjà par l’évangélisation et la colonisation.
C’est donc uniquement par la peinture qu’il pourra retrouver ces mondes anciens et ceci notamment grâce à ses visions poétiques et subjectives.
Le plus souvent, il va procéder par la simple évocation de corps des femmes, avec leurs peaux ambrées, souples charpentées et musculaires mais aussi par la présence de silhouettes androgynes propres à signifier les temps édéniques.
Dorénavant il installe partout le paradis tel qu’il se l’imagine.
C’est pourquoi aussi, cette façon toute particulière de restaurer ou de restituer un monde disparu voire imaginaire devient le fait majeur de son art.
Par exemple dans cette toile Aréaréa, il réussit tout particulièrement à représenter son monde de l’Age d’or selon un mode radieux.
Huile sur toile, 75 x 94 cm, Musée d‘Orsay, Paris
Aréaréa (Joyeusetés ) 1892L
C’est durant son premier séjour à Tahiti qu’il peint cette toile. Oeuvre éminemment symboliste puisqu’elle restitue un univers enchanté d’où son titre de Aréarea signifiant joyeusetés.
Les trois personnages du fond jouent de la musique et dansent autour d’une idole.
Il pourrait s’agir d’une statue de Hina, la déesse de la lune ?
Ou peut-être aussi, une représentation qui serait celle du cosmos (macrocosme) et de l’être (microcosme) ?
En effet, la statue est composée de trois blocs de pierre superposés représentant trois niveaux respectifs du cosmos et de l’être ( les trois mondes terrestres, intermédiaire et céleste).
Par l’union de ces trois états, l’artiste veut probablement évoquer l’harmonie résultant de la concordance de ces trois mondes puisque cette communion naturelle semble avoir disparu depuis la sortie de l’Eden et des temps originaires.
D’ailleurs l’évocation des temps paradisiaques est renforcée par la présence d’un couple d’indigènes qui apparaît au premier plan.Tous deux également en harmonie puisqu’ils sont traités dans les mêmes tons que le chien à l’avant-plan et le paysage à l’arrière plan.
Le monde est donc parfaitement unifié selon la volonté souveraine de l’artiste.
Gauguin a délibérément souhaité que ces indigènes ressemblent à notre vision de l’homme des îles et des mondes lointains. Car il les a représentés de manière idéalisée
comme des êtres mythiques appartenant à un autre monde.
Un monde où tout ne serait qu’harmonie et où toutes les distinctions devraient s’effacer. C’est pourquoi aussi, le peintre entretient habilement le flou dans l’identification des sexes. L’unification qu’il réalise nous fait penser à l’Androgyne primordial, cet être originel d’avant la séparation des sexes (Adam avant la création d’Eve).
En effet les deux personnages qui sont plutôt d’apparence féminine possèdent pourtant des traits caractéristiques de la masculinité avec des physiques robustes et bien charpentés. L’un joue de la flûte les yeux fermés et l’autre semble nous observer et s’ouvrir au monde. L’artiste semble jouer sur la dualité comme celle de la nuit et du jour, de la lune et du soleil et bien entendu du féminin et du masculin. Mais en fin de compte tout tend à s’unifier.
Gauguin réussit la prouesse de nous restituer l’être originel dans un environnement baigné par l’harmonie et l’unité. A l’évidence tout cela correspond bien à son paradis perdu.
Des couleurs magiques
De plus, pour représenter ces mondes de l’Age d’or, sa palette utilise le plus souvent les couleurs les plus étonnantes.
Car l’artiste s’intéresse aux mystères, et l’on peut comprendre qu’il fasse appel à des couleurs peu communes ou peu habituelles entre elles.
Etant un coloriste primitif, il utilise souvent les nappes de jaune de chrome, de bleu et d’indigo, complémentaires et dynamiques avec de temps à autre une touche de vermillon.
Paul Sérusier, l’un de ses disciples se souvient des conseils que lui prodiguait son maître:
« Comment voyez-vous ces arbres ? Jaunes, eh bien mettez du jaune, le plus beau jaune de votre palette, lui suggère Gauguin. Cette ombre ? Plutôt bleue, peignez-la avec de l’outremer pur, et ces feuilles ? Rouges, mettez du vermillon. »
Dans la toile Aréaréa par exemple, le chien est en rouge et l’arbre en bleu.
S’enfoncer dans la barbarie …
S’agissant d’ailleurs de ce chien, celui-ci effraiera les visiteurs lors de l’exposition qui se tiendra chez Durand-Ruel, en 1895. On découvre également le même chien en rouge dans une autre toile intitulée Pastorales tahitiennes de la même année 1892 .
Lors de l’exposition, « Red dog ! » (un chien rouge !) s’écria horrifiée une Anglaise devant ce chien. L’animalité rejoint en fait son besoin de retrouver aussi le primitivisme et la sauvagerie.
S’enfoncer dans la barbarie devient pour Paul Gauguin une nécessité car dit-il : « la barbarie est pour moi un rajeunissement »
Dans ces conditions, l’image du chien peint en rouge ou plutôt en rouge-orangé lui permet d’accentuer un trait caractéristique des son art.
Il sait que le chien déchaîne bien des sarcasmes et sa présence notamment dans cette toile vient renforcer encore un peu plus un sentiment de frayeur.
D’ailleurs ce chien rouge intrigue, ne serait-ce par son oeil étiré à la façon de Gauguin tel qu’il se peint dans ses autoportraits ?
Parfois même, le chien inspire l’esprit malin qui rôde autour des hommes. Gauguin possédait lui-même un chien , et l’appelait « Pégot » comme les initiales de son propre nom. Il n’est pas le seul chien, car sur toute l’île de Papeete pullulaient de nombreux autres chiens.
Souvent aussi, l’artiste s’identifiait aux chiens, comme il s’identifiait aux renards comme celui représenté dans la première toile du haut.
Renard-chien, car le museau est proche voire identique dans ses deux toiles.
A l’évidence, il existe une réelle volonté d’identification.
Désormais, Paul Gauguin n’est plus un impressionniste car il ne cherche plus à dépeindre des sensations, mais à traduire des pensées en formes et en couleurs.
Ainsi par la couleur, il annonce déjà le surréalisme voire le dadaïsme voire même la peinture actuelle.
« La couleur ! Cette langue si profonde, si mystérieuse, langue du rêve » écrit-il dans Diverses choses.[1]
[1] P. Gauguin, Diverses, notes ajoutées au manuscrit de Nova Noa (Louvre ms. 220-221) publiés par D. Guérin in Oviri, écrits d’un sauvage, Idées, Gallimard, 1974 p.159