Tous ces personnages groupés ou isolés ne savent plus où aller, ils subissent un choc, celui d’une histoire récente mais sans l’expliquer ni la montrer.
L’absence du sens résonne étonnamment dans les toiles de Charbel Samuel Aoun, peintre qui vit à Beyrouth et qui a réalisé ces œuvres il y a quelques mois à Paris.
A l’évidence le refus d’expliquer par l’histoire et dans le cas présent de narrer le conflit syrien est voulu par l’artiste.
Cela rejoint la préoccupation propre aux structuralistes et à Roland Barthes en particulier qui est celle du refus de recourir à l’histoire pour rendre compte de la manière dont certaines choses produisent du sens.
Par conséquent on ne verra aucune scène de combats mais seulement des êtres humains hagards, meurtris et souffrants.
Tout se joue en réalité dans le regard de ces hommes poussés par une peur panique, particulièrement dans celui de ces enfants malingres, maladifs et angoissés.
A la manière d’un Edvard Munch ou d’un James Ensor, l’artiste réussit à restituer une voyance hallucinatoire noire et profonde grâce à une sensibilité singulièrement nerveuse et émouvante.
Car ce qui rassemble toutes ces personnes n’est qu’une immense détresse !
Charbel s’abandonne à la sauvagerie délibérée de ses manières « primitives » comme celle d’utiliser la poussière, celle de son pays, pour traduire ces couleurs crépusculaires et ces clairs-obscurs violents.
Il a trouvé un nouveau langage par l’utilisation de la poussière mêlée à la peinture. Il lui semble toucher à des territoires plus primitifs.
Mais bien plus encore cette expérimentation est liée aux événements, il transpose sur ses toiles la matière témoin du drame !
« Il faut dire que cette série est faite avec la poussière des rues, pour exprimer le monde poussiéreux de ces réfugiés, la destruction, la perte et la crainte de l’avenir. » dit-il notamment.
La surface se transforme chaque fois en un corps épais, dense, opaque.
Les couleurs sont peu avenantes, à l’état brut, souvent grossières et sans finesse; ce sont des sonorités sourdes, sombres, monochromes avec des ocres-noirs, des bruns terreux profonds et intenses.
Rares sont les accords de tonalités vives. Ici tout est lunaire, comme l’astre mort, poussiéreux et désespérément vide !
Retour d’un temps et d’une mémoire fossilisés, d’une nature pétrifiée après le choc d’une catastrophe. Ici tout suggère l’idée de destruction.
Mais la poussière peut être aussi marqueur de notre temps.
Déjà les cubistes avaient eu l’intention d’introduire le temps dans leurs toiles comme une quatrième dimension.
Bien entendu cette poudre très fine est inséparable de la notion du temps puisqu’elle participe au phénomène de l’érosion et de la sédimentation, prend la forme d’une empreinte ou d’une cicatrice et dans le cas présent d’une destruction violente liée à la guerre.
Mais Charbel semble être plus dans la continuité d’un certain Marcel Duchamp, lui, qui avec son « Grand Verre » avait fait de l’accumulation de poussières une espèce d’index physique de l’écoulement du temps.
Ce trublion de l’art contemporain va jusqu’à intituler « Elevage de poussière » un travail photographique réalisé par Man Ray.
Ainsi le « Grand Verre » participe avec d’autres moments photographiques au travail duchampien de la restitution de traces fantomatiques d’objets disparus qui prennent la forme d’empreintes de pas sur le sable ou de marques laissées dans les débris.
Cependant dans ses toiles, cette matière organique chez Charbel n’est pas seulement une espèce d’index physique du temps qui s’écoule.
Plus encore, son travail déborde le sens commun d’une simple recherche esthétique ou même métaphysique puisque « sa poussière » s’invite à la naissance de l’œuvre et s’apparente même à une mission.
Elle proclame en effet « urbi et orbi » (à la Ville et à l’univers) la tragédie de tout un peuple, celui du peuple syrien et devient comme l’écriture de son histoire figée en une matière.
(Site web de Charbel Samuel Aoun : http://www.charbelsamuelaoun.com/ )
Charbel dans son atelier parisien
Christian Schmitt