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Cinquante ans ensemble. Sartre et Beauvoir ont traversé le XXème siècle côte-à-côte, pour le meilleur et pour le pire, mais sans passer par la case mariage. Si la puissance de leur passion intellectuelle force l’admiration, elle a cependant brisé de nombreux cœurs.

1929. Amphithéâtre de la Sorbonne. Un étudiant en philosophie gringalet, affublé d’un strabisme divergent et d’une bouche lippue tombe sur une belle brune aux yeux bleus. La rencontre semble improbable. Elle a pourtant bien eu lieu entre Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Du côté du premier, c’est le coup de cœur instantané. Pour la seconde, il faudra un peu plus de temps. Mais la symbiose intellectuelle est là. Les deux étudiants de 21 et 23 ans ont le sentiment d’avoir trouvé cet alter ego qui manquait à leur vie. Ils se mettent à réviser l’agrégation ensemble. Sartre finit premier, Beauvoir deuxième, raillée par l’ami de longue date de Sartre, le formidable Paul Nizan, vexé de s’être fait doubler par une femme. Entre temps, Beauvoir a cédé au « charme » de son « petit homme ». À la fois avant-gardiste et éprise d’autonomie, elle n’envisage pas pour autant un instant l’amour libre. Un amour monogame, avec un homme érudit, lettré et sincère lui convient parfaitement.

Sartre / Beauvoir : Le fameux contrat d’amour libre

C’est Sartre qui lui proposera un pacte pour le moins original, très tôt dans leur relation. Pressant, il n’a pas pour habitude de se voir dire non. Et surtout, il est persuadé que le Castor est celle qui peut former le couple poly-amoureux dont il rêve.

« Sartre et Beauvoir se montrent officiellement ouverts, tolérants, ils se confient leurs moindres secrets à l’oreille ou par lettres ».

Le jeune homme veut être écrivain, il estime donc devoir se nourrir de relations nouvelles pour trouver l’inspiration et être prolifique. Le Castor et lui seront des amours nécessaires et les autres femmes des amours contingents, sans importance, en orbite autour du couple royal. Le pacte est censé être reconduit tous les deux ans mais au bout de plusieurs années, Sartre décrètera sa pérennisation tacite.

Beauvoir hésite, se tâte. Elle répète quasiment chaque jour « ne plus rien vouloir faire comme les bourgeois », alors elle accepte. Mais pose ses conditions. Elle aussi veut être écrivain, elle aussi doit pouvoir connaître d’autres personnes. Sartre cache adroitement sa surprise et ne lui refuse pas. La relation s’installe et les petits désagréments avec. Sartre et Beauvoir se montrent officiellement ouverts, tolérants, ils se confient leurs moindres secrets à l’oreille ou par lettres. Aucune jalousie à l’horizon (soi-disant) et surtout une franchise désarmante sur leurs multiples relations.

Des victimes collatérales piétinées

Le mot d’ordre du couple étant la liberté, cette dernière a bien souvent servi de prétexte à un abandon, un mépris et même un jeu assez malsain entre Sartre, Beauvoir et leurs amants respectifs. On ne compte plus leurs victimes de l’amour. Le livre de Beauvoir, L’Invitée, est d’ailleurs fortement inspiré du trio qu’ils ont mené avec Olga. Jeune amante de Beauvoir, Olga se montre très éprise de son mentor. Sartre ne le supporte pas.

« Simone de Beau­voir puisait dans ses classes de jeunes filles une chair fraîche à laquelle elle goûtait avant de la refi­ler, ou faut-il dire plus gros­siè­re­ment encore, de la rabattre sur Sartre »

Jaloux de l’une comme de l’autre, il fait tout pour arriver à ses fins avec la jeune femme. En vain. Leur relation restera chaste. Les caprices d’Olga, sa soif de liberté, son côté boudeur font littéralement perdre la tête à Sartre, sous le regard ébahi du Castor. L’écrivain désemparé se tourne alors vers la sœur d’Olga, Wanda, qui l’attendait comme le messie. Un autre exemple est particulièrement édifiant : pendant que Simone de Beauvoir entretient une liaison avec le peintre espagnol Fernando Gerassi, Sartre fait de même avec l’épouse de ce dernier.

Les amants terribles se partageront bien des femmes, toujours avec un égoïsme drapé dans leur concept de liberté. Les amours contingentes deviennent souvent des marionnettes entre leurs mains. C’est à celui qui fera échec et mat en premier. On peut aussi citer à ce titre Bianca qui devient leur amante à l’âge de 16 ans et reçoit des « ma petite polack chérie » de Sartre à tire-larigot. En 1990, la fille adoptive du Castor, Sylvie Le Bon publie Les Lettres à Sartre. Pour Bianca, toujours vivant, c’est un coup de poignard. Elle comprend qu’elle n’a été qu’un jouet, un objet sexuel pour Sartre comme pour Beauvoir. « Simone de Beau­voir puisait dans ses classes de jeunes filles une chair fraîche à laquelle elle goûtait avant de la refi­ler, ou faut-il dire plus gros­siè­re­ment encore, de la rabattre sur Sartre », raconte-t-elle, avec amertume. Simone de Beauvoir éliminait en fait ses rivales car, comme tout être humain, elle veillait au grain pour éviter que Sartre ne lui échappe (et inversement).

Un pacte parfois fragilisé

Le contrat n’a pas été toujours facile à tenir. Les sentiments s’en sont mêlés, comme toujours. Le couple Sartre-Beauvoir a pourtant tenu. Leur relation est totalement platonique depuis la fin des années 1930. Pour le dire clairement, si Sartre se montre un redoutable chasseur, il reste piètre « coïteur ». Après avoir découvert la passion intellectuelle à 21 ans, le Castor découvre la passion charnelle à plus de 40 ans avec l’écrivain américain Nelson Algren. Pour lui, elle s’expatrie des mois aux Etats-Unis. Sartre n’en dit rien, ou plutôt fait mine de se moquer de cette « amourette ». Mais le rival est sérieux, il le sait. Nelson Algren est aux antipodes de Sartre : beau, passionné charnellement, viril, il assume au grand jour sa possessivité. L’histoire, comme chacun le sait, penchera cependant en faveur de Sartre.

« Quand Sartre est mort, la seule qui s’est tenue à son chevet a été le Castor ».

Lui-même a failli briser son contrat avec Simone de Beauvoir après être tombé amoureux de Dolorès Vanetti. Cette dernière lui demande l’exclusivité, il la lui refusera. Dans les années 1960 et 1970, de nombreux jeunes couples ont mythifié la relation des deux écrivains et ont tenté de la reproduire. Ils n’avaient toutefois pas compris que ce pacte s’est révélé assez souvent cruel. Les coups de canif n’ont pas manqué. Les mensonges, l’hypocrisie, la jalousie, le chagrin, autant de sentiments dont Sartre, Beauvoir et leurs amants étaient pourvus. Pourtant, quand Sartre est mort, la seule qui s’est tenue à son chevet a été le Castor. Enterrée avec lui, elle porte cependant la bague que lui avait offert Algren. Imbroglio amoureux quand tu nous tiens.

 

Ella Micheletti

Ella Micheletti

26 ans mais parfois 90 dans sa tête. Ex-juriste qui critique l’empilement des lois, maintenant étudiante en journalisme. Passionnée par le théâtre politique. Gros béguin pour le XIXème siècle et les années folles. Voit de la poésie partout. Un peu amoureuse de Nietzsche et Liszt. Aime l’humour noir et les animaux.

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