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Réflexion critique sur un genre appelé à une énième renaissance : la poésie.

Etudier la poésie, c’est forcément en revenir à Platon et à Aristote, qui ont été les premiers à lui conférer des normes et une place à part dans les différents genres littéraires ; et c’est dans le livre III de la République que Platon / Socrate exposent ce que doivent être les contenus poétiques pour parfaire l’éducation des gardiens de la Cité idéale. La poésie est imitation (mimèsis) des passions humaines, et Aristote ira encore plus loin en montrant qu’il y a création (poièsis), s’il y a imitation : « C’est en raison de la représentation qu’il est poète, et ce qu’il représente, ce sont des actions ». 

Cette analyse originelle ne mentionne pas la poésie lyrique, celle qui chante les passions humaines dans leur singularité car comme l’écrit le poète latin Horace : « La Muse a donné à la lyre de célébrer les dieux et les enfants des dieux (…) et les peines de coeur des jeunes gens » ; mais nous avons déjà une première définition de ce genre littéraire qui est avant tout une relation entre une conscience et l’universel. Le lyrisme est donc ce chant de l’âme qui s’exprime à travers une voix singulière, pour atteindre ce que Michaux désigne comme « la voie des rythmes » : une subjectivité qui rend compte de ses tourments grâce aux mètres, aux rimes, aux vers, à la prose. A l’instar d’Orphée qui pacifie les Enfers en jouant de sa lyre, le poète fait la paix avec le monde, le temps d’un sonnet.

Le romantisme ou l’apogée lyrique d’une génération

Le lyrisme a existé avant le XIX ème siècle, dès les fabliaux du Moyen Âge, les poèmes de Marot ou Les Regrets de du Bellay. Il n’est d’ailleurs pas consubstantiel à la poésie, il s’exprime de la meilleure des manières dans la prose comme nous le vérifions dans le René de Chateaubriand ou le Senancour d’Oberman ; mais s’il a été tant sublimé à travers le romantisme, c’est parce que l’individu a été exalté à travers la Révolution française et l’émancipation du citoyen et que la philosophie, depuis Descartes puis Kant, a montré que l’Homme était doué d’une raison singulière et agissante. 

Ah ! Insensé, qui crois que je ne suis pas toi !

Dès lors, le poète lyrique trouve son incarnation autant chez Nerval qui se définit comme « Le ténébreux, le veuf, l’inconsolé » que chez Victor Hugo et son ouverture  du Moi aux dimensions de l’univers, lui qui écrit en préface des Contemplations : « Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! Insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! ».

Le poète lyrique devient celui qui parle en son nom mais aussi à la place des autres et pour les autres et c’est pour cela que tant d’écrivains romantiques (songeons à Lamartine ou encore Chateaubriand et évidemment Victor Hugo), ont eu une action politique. Le lyrisme est ce mouvement ascendant, qui part du tréfonds des âmes jusqu’à l’infini de l’Humanité, pour traduire les passions qui nous agitent ; et le poète, « solitaire, solidaire » (Hugo, encore!) est ce front éclairé qui occupe cette fonction.

Sans lyrisme, point de poésie ?

Le terme même de « lyrisme » est d’ailleurs un néologisme employé par Flaubert dans sa correspondance pour critiquer le sentimentalisme et l’égocentrisme des écrivains de sa génération ; lui qui, avec Madame Bovary, a souhaité écrire un livre « sur rien ». C’est à la suite de Gautier et de son Parnasse puis de Baudelaire que le lyrisme a subi ses premières estocades : les exigences formelles devaient dès lors prendre le pas sur le fond afin de parvenir à un « art pour l’art ».

Stéphane Mallarmé sera un des premiers bourreaux du lyrisme, lui qui, à travers ses vers, a visé « la disparition élocutoire du poète ». Il écrit également à son ami Cazalis que « Un poète doit être uniquement sur cette terre un poète » (1864) et plus tard, évoquant son poème « L’Azur » : « Il m’a donné beaucoup de mal, parce que bannissant mille gracieusetés lyriques et beaux vers qui hantaient incessamment ma cervelle ». Le lyrisme : voilà le nouvel ennemi à abattre. Mallarmé veut atteindre la musique pure, débarrassée des scories mégalomaniaques qu’il reproche au romantisme, et après lui, de Reverdy à Guillevic et plus récemment Jaccottet, le poète déconstruit le lyrisme, recherche la nudité de sa voix et le dépouillement de sa subjectivité. Il refuse toute forme de magistère moral, il ne guide plus mais invite à la beauté du silence.

Seulement aujourd’hui, il serait difficile, sinon impossible, de citer cinq grands auteurs de poésie vivants qui marqueront autant l’histoire de la littérature que Ronsard ou Musset. D’ailleurs, Philippe Jaccottet que nous venons de mentionner, demeure le dernier écrivain à vivre uniquement de sa poésie (et de ses traductions). Alors, à trop vouloir ne rien dire, la poésie n’a-t-elle pas cousu son propre linceul ? Atteignons-nous un point de retour crucial dans la littérature qui verra la renaissance du lyrisme, et donc d’une poésie qui invite au partage, à la compréhension et à la sympathie ?

Ni sentimentalisme ni verbiage excluant : la poésie moderne, qui reste à inventer, doit être une quête de la mesure. André Gide déclarait à ce propos : « Je crois que j’appelle lyrisme l’état de l’homme qui consent à se laisser vaincre par Dieu (…) et je crois volontiers qu’on n’est artiste qu’à condition de dominer l’état lyrique ; mais il importe, pour le dominer, de l’avoir éprouvé d’abord ». En d’autres termes, l’intensité poétique se situe dans la maîtrise du sentiment par la forme raisonnée et, en ces temps nihilistes où seule la bêtise est promue, la renaissance de la lyre devient une nécessité pour apaiser les Enfers.

 

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Julien Leclercq

Fondateur du Nouveau Cénacle et auteur de "Catholique débutant" paru aux éditions Tallandier.

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