Partagez sur "« Outre-Terre » de Jean-Paul Kauffmann : A la recherche de la bataille perdue"
Le nouveau livre de Jean-Paul Kauffmann, Outre-Terre, est paru aux éditions Équateurs. Entre histoire personnelle et récit national, ce bijou textuel nous plonge en 1807, au cœur de la sanguinaire bataille d’Eylau.
La critique littéraire, si elle s’attache au texte, en oublie parfois le livre en lui-même, dans sa matérialité. Et c’est un manquement relativement fâcheux, tant un beau livre est important, tant une magnifique couverture compte, comme la texture de la page, la quatrième de couverture, les photographies.
C’est en cela que les éditions des Équateurs ont fait un travail d’édition remarquable qui, de prime abord, donne envie d’avoir cet ouvrage en jolie place sur sa bibliothèque. Tel l’œnophile qui scrute avec gourmandise l’étiquette d’un grand cru et sent amoureusement les arômes s’échapper du bouchon, le lecteur appréhende Outre-Terre avec appétit.
« Ne sommes –nous pas arrivés à un épuisement de la geste nationale et des grands évènements historiques, comme une sorte d’assèchement de la mémoire ? »
Le narrateur revient sur son voyage effectué en 2007 dans la région d’Eylau, devenue Bagrationovsk, avec sa famille, pour saisir la portée historique de cette tuerie gigantesque qui laissa des traces tant dans les mémoires des soldats que dans celle de Napoléon. A travers son périple, Kauffmann – hanté par les vers d’Hugo, la peinture de Gros et les souvenirs du Colonel Chabert – tente d’élucider le mystère de ce combat, en s’efforçant de retisser le lien entre passé et présent, de partir dans une recherche proustienne de vestiges qui conduisent à la méditation sur notre temps et notre existence.
Il se demande d’ailleurs (p. 240) : « Ne sommes –nous pas arrivés à un épuisement de la geste nationale et des grands évènements historiques, comme une sorte d’assèchement de la mémoire ? », comme un écho à cette mémoire de Proust, rappel permanent du souvenir dans notre contemporanéité.
Balzac, fil conducteur en Outre-Terre
Avec La Bataille, Patrick Rambaud s’était penché sur la joute napoléonienne d’Essling et ses milliers de morts sur les rives du Danube, et avait repris un grand projet de Balzac à propos de cet épisode. L’auteur de la Comédie Humaine voulait en effet écrire un roman sur Essling pour ses Scènes de la vie militaire mais n’avait pas achevé cet édifice.
Ainsi, Jean-Paul Kauffmann rabâche, ressasse et rumine sa fascination pour Le Colonel Chabert de Balzac, ce grognard laissé pour mort à Eylau suite à la charge mémorable de Murat qui revient en vain pour retrouver sa femme, ses biens, ses terres. Cette façon de considérer ce personnage balzacien comme une personne historique à part entière est d’ailleurs un vibrant hommage à la littérature qui donne vie à des êtres imaginaires.
« Cet os que Chabert tient, c’est la plume de Kauffmann, comme celle d’Hugo ou de Tolstoï, bref, celle des artistes qui plongent leur instrument dans l’encre de l’Histoire, par-delà les morts, les cris et les plaintes ».
En évoquant sa « résurrection », c’est-à-dire la manière dont il s’est sorti d’une montagne de cadavres avec un os, Kauffmann écrit (p. 144) : « Ce n’est pas un obstacle qu’il rencontre, mais la grâce, le secours qui va l’empêcher de mourir. Scène extraordinaire que cette page où le rescapé travaille sous le compost humain à l’aide de son os ! Lentement, il parvient à percer la couverture de chair pour réapparaître à l’aube ».
Sublime allégorie de la littérature ! Cet os que Chabert tient, c’est la plume de Kauffmann, comme celle d’Hugo ou de Tolstoï, bref, celle des artistes qui plongent leur instrument dans l’encre de l’Histoire, par-delà les morts, les cris et les plaintes. De ce « compost humain » fleuriront des vers et d’immortels paragraphes.
Nous ne saurions donc que trop vous conseiller la lecture de ce récit au style précis, ciselé, souvent touchant. Ce road-trip familial, qui mêle l’épopée au drame, constitue le roman phare de cette année 2016.