Partagez sur "« Dieu n’habite pas à la Havane » : Yasmina Khadra chante Cuba"
Publié chez Julliard, le nouveau roman de Yasmina Khadra enchante tant par sa suavité que par sa douceur. Il nous emmène dans un Cuba d’aujourd’hui, où la misère est magnifiée par les mots et les passions subtilement mises en musique.
Juan del Monte Jonava, alias « Don Fuego », est une célébrité locale qui enflamme le Buena Vista de la Havane. Ce personnage excentrique aux cheveux longs et à la chemise ouverte est à mi-chemin entre un personnage de Dikkenek et le chanteur folk de Inside Llewyn Davis des frères Coen : il aime coûte que coûte chanter la rumba même si sa gloire décline, même s’il n’est plus à la mode. Et lorsque le gérant du cabaret lui annonce la privatisation des lieux, Don Fuego n’a plus que sa notoriété fictive comme raison d’être : « Je suis une voix – ma tête, mes jambes, mes bras, mon coeur, mon ventre n’en sont que des accessoires de fortune ».
La Havane est toujours sous la botte communiste. Tickets de rationnement, police omniprésente, espions … Par petites touches, Yasmina Khadra parvient à nous faire sentir que Cuba est plongée dans la misère, surtout lorsque nous découvrons les proches du fantasque chanteur et leur dénuement. Ce dernier rencontre Mayensi, superbe et mystérieuse jeune femme, qui fera chavirer le palpitant du vieux beau jusqu’à lui en faire perdre la tête.
Nadja et Orphée chez Fidel Castro
Si Dieu ne semble pas habiter la Havane, c’est parce que ce bout de terre semble figé dans le temps. Ses habitants paraissent sans espoir. Trop occupés à survivre.
Yasmina Khadra est un véritable écrivain, et on le sent à chaque ligne. Même s’il verse parfois dans la facilité (« Il n’est pas pire tragédie que de n’avoir personne à aimer »), sa prose musicale, ondoyante et fluide nous emmène sur le sable de cette île où les corps dansants sont bercés par le rythme des vagues ou de la musique. La musicalité, justement, constitue la clef de cette œuvre : comme Orphée descendant aux enfers en jouant de la harpe, Don Fuego ne cesse de chanter dans cet enfer concentrationnaire qu’est Cuba.
Impossible, également, de ne pas songer à la Nadja d’André Breton en découvrant cette énigmatique et instable Mayensi qui disparaît et réapparaît, au gré de ses envies et de sa folie. Si Dieu ne semble pas habiter la Havane, c’est parce que ce bout de terre semble figé dans le temps. Ses habitants paraissent sans espoir. Trop occupés à survivre. Et lui, Don Fuego, n’est qu’une âme à la dérive : « Je dérive dans un monde parallèle. La Havane est devenue mon cimetière où, spectre désorienté, je cherche en vain ma fosse. Toutes les tombes sont occupées, et la mienne est introuvable ».
Seul son chant ranime les foules. Sa passion et ses envolées constituent une puissance dionysiaque au sein de cette contrée où ce sont encore les caciques du régime qui décident qui sont les artistes aptes à se produire sur scène ou autorisent la publication d’un recueil de poésies. Finalement, Yasmina Khadra nous rassure : le lyrisme est éternellement subversif.